L’adulte illettré en cours d’alphabétisation

Hommes étudiants avec des papiers

Apprendre à lire et à écrire le français à un adulte ne parlant pas le français, ou le parlant mal et ayant été peu ou pas scolarisé dans son pays d’origine, constitue un défi pédagogique redoutable auquel, comme on l’a vu dans la première partie, la grande majorité des personnes enseignant dans les structures associatives d’alphabétisation n’a pas été préparée. Avant d’aborder l’aspect pédagogique, penchons-nous un peu sur le phénomène de l’illettrisme en soi.

Rappelons d’abord qu’une personne analphabète est une personne qui n’a pas été scolarisée, qui n’a jamais appris à lire dans sa langue maternelle ou dans une autre langue. Une personne illettrée est une personne qui a été un peu ou mal scolarisé, qui peut déchiffrer des lettres et lire quelques mots, mais qui ne maîtrise pas la lecture et l’écriture.

L’analyse neurologique des adultes illettrés ou analphabètes.

Les scientifiques qui se sont penchés sur l’alphabétisation des adultes illettrés mettent en avant un certain nombre de problèmes d’ordre cérébral qui leur sont propres. Ainsi, Stanislas Dehaene et ses collègues[1] notent que « la capacité à lire va de pair avec d’autres capacités : phonologique, visuelle, moteur et culturelle. Les adultes lettrés montrent une meilleure capacité que les illettrés à reconnaître des lettres, des visages et des images ou à distinguer deux images légèrement différentes, présentées en rapide succession. Des personnes illettrées ont plus de mal à analyser les différentes parties d’une image, à distinguer par exemple un changement dans la moitié inférieure d’un visage. De même, les lettrés gèrent mieux la langue parlée que les illettrés : ils arrivent à mieux distinguer, par exemple, un mot particulier dans un flot de paroles. Leur « conscience phonologique » est supérieure également : ils distinguent les mots dans une phrase mais aussi les syllabes dans un mot et les phonèmes dans une syllabe. Les illettrés sont sensibles aux attaques, par exemple la différence entre « pab » et « tab », mais arrivent difficilement à décomposer un son comme « cab » en /k-a-b/. » Tout ceci veut dire que le rôle du bénévole-enseignant ne pourra pas se limiter à présenter les lettres de l’alphabet et des mots de vocabulaire.

La scolarisation des adultes illettrés ou analphabètes 

La personne analphabète ou illettrée aura beaucoup de difficulté à réussir son apprentissage de la langue. [2] N’ayant pas été elle-même bien scolarisée, elle ne sait pas comment fonctionne l’école, en France ou ailleurs : qu’il faut venir régulièrement et à l’heure, prendre des notes, poser des questions, faire des devoirs. Si elle a déjà vécu quelques années en France ou dans un autre pays développé, elle aura peut-être appris des stratégies pour se débrouiller sans savoir lire ou écrire, par exemple mémoriser la forme de certains mots et donc être capable de les reconnaître et donner l’impression de savoir les lire. Dans ce cas, il lui faudra, en plus, se défaire de ces automatismes qui constituent autant de blocages à l’apprentissage, pour en développer d’autres, plus utiles. Ceci peut être long et difficile pour elle. Devenir lettré peut aussi poser des problèmes dans son entourage et pour l’image qu’elle a d’elle-même. Ce n’est donc pas simple !

Il faut toujours garder à l’esprit que ces personnes sont confrontées quotidiennement à un ensemble de problèmes :

  • La francisation, c’est-à-dire l’apprentissage de la langue française, d’abord à l’oral, puis à l’écrit.
  • La littératie, terme utilisé par les chercheurs anglo-saxons pour désigner le fait de maîtriser, non seulement le code écrit, mais aussi la capacité à comprendre des textes de nature différente et à s’en servir dans la vie quotidienne.
  • L’intégration culturelle et sociale dans la société française.

Or, chacun de ces problèmes exige des efforts très importants pendant une longue période, alors que, par ailleurs, ces personnes doivent survivre économiquement, obtenir un titre de séjour pour pouvoir travailler légalement, trouver un logement, scolariser leurs enfants dans un système qu’elles ne comprennent pas bien, et ainsi de suite.

 


[1] « Illiterate to literate : behavioral and cerebral changes induced by reading acquisition », Stanislas Dehaene, Laurent Cohen, José Morais and Régine Kolinsky, Nature, avril 2015, Vol. 16, pp. 234-244, http://www.nature.com/reviews/neuro.

[2] Vous pouvez consulter le Guide pratique d’aide au repérage et à l’orientation du public jeune en situation d’illettrisme, publié par le Groupement d’intérêt public CARIF Ile de France : https://prij.fr/sites/default/files/BoA/fichiers/guide-pratique-aide-au-reperage.web_2012-06-11_10-20-37_498-4.pdf. Bien qu’il s’adresse aux formateurs des jeunes francophones illettrés, ce guide contient beaucoup d’informations utiles.


Les habilités pré-requises

Il est important, quand on a affaire à des personnes illettrées, avant d’aborder l’apprentissage de la lecture et de l’écriture à proprement parler, de mettre en place les habilités sous-jacentes, à savoir :

  • Savoir tenir un crayon, faire des traits au crayon et copier des formes, des lettres ou des chiffres, en les plaçant correctement sur la ligne ou dans une case.
  • Comprendre que la page écrite a un sens, qu’une image représente un objet concret et que nous lisons de gauche à droite et de haut en bas la page écrite en français.

Tout ceci paraît tellement évident pour nous qu’on a souvent du mal à comprendre que cet apprentissage de base n’a pas toujours eu lieu chez nos apprenants migrants. On est étonné de voir que certains n’arrivent pas à recopier correctement les lettres de l’alphabet ou à les placer sur une ligne. On oublie que beaucoup n’ont jamais vu que les lettres arabes du Coran (peut-être même sans les comprendre) et que nos lettres droites, écrites de gauche à droite, sont difficiles à former pour eux Pour vous en donner une idée, essayez de recopier des lettres arabes, tigréennes ou géorgiennes ci-dessous pour écrire un mot simple comme « chaussettes » :

Arabe : جوارب (jawarib)

Tigrigna : ካልስታት

Géorgienne : წინდები (ts’indebi)

Vous voyez comme ce n’est pas facile ! Donc, dites-vous bien que dans le sens inverse c’est aussi difficile pour vos apprenants, d’autant plus s’ils n’ont pas appris à écrire étant jeunes et manquent d’habilité manuelle pour former les lettres.

Il y a donc tout un apprentissage à faire en amont, avant même d’apprendre l’alphabet. C’est ce qu’on appellera la phase « pré-alphabétique ». Cette phase comprendra trois parties.

  • Premièrement, il faut mettre en place de bonnes habitudes scolaires, dont nous avons parlé plus haut, mais aussi initier l’apprenant à ce que les spécialistes appellent la « métacognition », c’est-à-dire, la conscience de l’apprentissage[1]. Autrement dit, apprendre comment apprendre : savoir s’autoévaluer, fixer des objectifs, savoir comment les atteindre, apprécier son degré de réussite, etc.
  • Deuxièmement, il faut sensibiliser l’apprenant à ce que Dehaene a appelé la « conscience phonologique », c’est-à-dire la capacité à distinguer les mots dans une phrase, les syllabes dans un mot, les phonèmes dans une syllabe.
  • Enfin, étant donné les lacunes visuomoteurs que peuvent avoir les personnes analphabètes, il faut un entrainement spécifique à reconnaître et reproduire les images, puis les formes géométriques, avant d’aborder la formation et l’utilisation des lettres de l’alphabet. C’est ce que nous allons aborder maintenant à travers une série d’exercices simples.

 

 

 


[1] « Tester ses connaissances avec d’autres, avoir des interactions, pour aboutir à une bonne représentation de son savoir, ce qu’on appelle la ‘métacognition’. Ce qui permet d’apprendre, c’est de savoir où en est l’état de nos connaissances. C’est vrai pour l’enfant comme pour l’adulte. L’échange permet ces évaluations. » Francis Eustache, Le Point, page 47, le 11 août 2022.


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