Introduction
A l’ère de Google Translate et de Deep L, il ne peut plus être question de proposer à nos étudiants d’université de simples cours de « thème » et de « version » à l’ancienne, sans aucune réflexion sur les nuances de sens et de structure qui échappent encore aux traducteurs automatiques. Néanmoins, de nombreux enseignants en sont restés à une approche traditionnelle qui, malheureusement, laisse les étudiants sans ressources face aux enjeux de la traduction littéraire.
Les difficultés pour l’enseignant de traduction à l’université sont multiples. S’il a une formation linguistique, il est probable que ses étudiants aient souvent une connaissance très limitée de la linguistique et les théories linguistiques, énonciatives ou génératives. De toute façon, celles-ci proposent peu de pistes pour comprendre les difficultés spécifiques à la traduction, où il ne suffit pas de mettre en présence deux grammaires et deux listes de vocabulaire pour obtenir une bonne traduction.
A Linguistic Handbook of French for Translators and Language Students (John Benjamins, Amsterdam, 2018) a été conçu pour répondre à ce problème. Il propose une approche à partir d’une étude approfondie de l’anglais et du français, mais aussi de la stylistique et du processus même de la traduction. Organisé en trois parties – Structure, Perspective et Cohérence – il invite l’étudiant avancé à explorer toutes les complexités des deux langues et l’entraine, à travers de dizaines d’exercices avec corrigés, à tester et améliorer ses connaissances.
Parmi les problèmes de traduction que les systèmes de traduction automatique, comme ceux cités plus haut, n’arrivent pas à maîtriser complètement, il y a celui des pronoms et déterminants démonstratifs. Voici une étude faite à partir du Linguistic Handbook of French, où j’essaie, non seulement de trouver une solution à ce problème, mais aussi de proposer une méthode efficace pour enseigner cela aux étudiants.
« Les démonstratifs en français et en anglais : De la théorie linguistique à la pratique pédagogique »
Avant-propos
Cette étude est le fruit de mon expérience d’enseignant de linguistique dans un cours de Master Pro Traduction à l’Université d’Angers entre 2005 et 2010. Ayant été formé, d’abord à la Théorie de l’Énonciation, et ensuite à la Grammaire Générative, j’avais en principe tout le bagage théorique nécessaire pour accomplir ma mission. Mais, problème : mes étudiants n’avaient jamais fait de linguistique d’aucune sorte et ne comprenaient rien à ce que j’essayais de leur raconter. Il fallait simplifier la théorie pour la rendre compréhensible à ces étudiants, mais aussi l’adapter la traduction, ce qui n’est ni simple, ni facile. Comment faire ?
Repérage et indexation
Toutes les études des démonstratifs mettent en avant la notion d’une relation privilégiée avec le « sphère de l’énonciateur ». Qu’on appelle cela « repérage (in)direct » comme chez Bouscaren et Chuquet (1987, 94) ou « indexation » comme disent les philosophes du langage comme Bar-Hillel (1954) ou Burks (1949), on parle du fait que la validation de l’énoncé, ou d’un élément de celui-ci, comme un pronom démonstratif ou un adverbe déictique, dépend de référents subjectifs et spatio-temporels de la situation d’énonciation. En tout cas, pour ce qu’on appelle la valeur « déictique » (2), qu’on oppose généralement à l’emploi « anaphorique », où il s’agit de localiser un référent dans le texte même où paraît le démonstratif (1), à l’emploi « déictique ».
- En ce moment, il aperçut la pièce de quarante sous que son pied avait à demi enfonce Qu’est-ce que c’est que ça ? dit-il entre ses dents.
- Il lui venait par moments un attendrissement étrange qu’il combattait et auquel il opposait l’endurcissement de ses vingt dernières années. Cet état le fatiguait.[1]
Le problème pour moi était qu’aucune théorie ne considérait la différence importante dans la façon dont l’anglais et le français opèrent ce repérage ou cette indexation. C’est en fait un article de Bruno Poncheral (Poncheral 2007) qui m’a mis sur la piste, au moment où je préparais mon livre sur la traduction du français (Boucher2018). Poncheral montrait comment la forme BE –ING, en indexant les actions du récit sur le temps de l’énonciation, crée un point de vue stable et invite le lecteur à partager la même perspective. Ceci assure une cohérence au texte qui doit être compensée dans la traduction française par l’emploi de connecteurs. Or, j’ai trouvé un déséquilibre similaire entre les deux langues en ce qui concerne les démonstratifs.
Alors qu’en anglais les démonstratifs, comme les marqueurs du temps et de l’aspect ou les adverbes déictiques, sont directement indexés sur la situation d’énonciation, ceux du français ne le sont qu’indirectement, s’appuyant essentiellement sur le discours pour leur validation. Cette différence entre les deux langues s’avère cruciale pour la traduction.
L’affaiblissement historique des démonstratifs français
Passons rapidement sur quelques différences formelles entre les deux systèmes.
- Alors que les démonstratifs anglais peuvent fonctionner indifféremment comme déterminants ou comme pronoms (3), le français utilise deux systèmes différents (4) :
- This/that book is mine. Look at this/that!
- Ce livre (ci/là) est à moi / Regarde ceci/cela ! Celui-ci/là est à moi.
- Comme le montrent (3) et (4), le démonstratif français ce a besoin d’un élément adverbial enclitique– ci/là – pour exprimer la différence entre proximité et distance, soit en tant que déterminant (ce livre-ci/là), où l’enclitique est attaché au GN, soit comme pronom (ceci, cela, celui-ci, celui-là), où il est attaché directement au pronom, alors que les démonstratifs anglais incorporent lexicalement le trait d’orientation (th-is, th-at).
Or, cette situation a beaucoup évolué au cours des siècles. En ancien français les propriétés des démonstratifs étaient très proches de celles des démonstratifs anglais modernes[2], c’est-à-dire :
- Ils pouvaient fonctionner comme déterminant ou comme pronom sans changer de forme ;
- Ils n’avaient pas besoin d’adjoindre un adverbe enclitique d’orientation pour avoir une valeur d’orientation subjective ou spatio-temporelle.
- Ils s’accordaient, non seulement en nombre et en genre avec leur SN, mais aussi en cas, avec deux cas : sujet et régime.
L’affaiblissement du système ancien a conduit à une situation où, sans l’apport des adverbes enclitiques, les démonstratifs sont essentiellement neutres et dépendent du contexte pour obtenir une valeur référentielle. Alors que les déterminants ont une répartition tripartite, entre une valeur neutre (5), une valeur proximale (6) et une valeur distale (7), les pronoms n’ont que deux valeurs, proximale (8) et distale (9), puisque, selon Marchello-Nizia (1995 : 175) et bien d’autres, l’ancien pronom démonstratif neutre ce a cessé de fonctionner dans la langue ordinaire (10)[3], ne conservant cette fonction que dans certains types de discours spécialisés (11).
- Ce livre est à moi.
- Ce livre-ci est à Pierre.
- Ce livre-là est à Marie.
- Celui-ci est à moi.
- Celui-là est à Pierre.
- *Ce m’appartient.
- Le gouvernement augmenta les impôts. Et ce, sans en parler au peuple. (registre littéraire ou journalistique)
Aujourd’hui, le pronom distal cela/ça s’est approprié ce rôle de démonstratif neutre (12). Du coup, le proximal ceci est devenu la forme marquée, utilisé par exemple pour initier une comparaison (13) (Notez l’étrangeté de-(14)).
- C’est ça/cela.
- Donnez-moi ceci plutôt que cela.
- ??Donnez-moi cela plutôt que ceci.
Au contraire du français, l’anglais a conservé un système d’orientation déictique robuste et de ce fait la traduction entre les deux langues exige une analyse linguistique et stylistique fine qui manque trop souvent aux étudiants. Voici d’abord les faits.
Les données textuelles
J’ai donc regardé l’emploi de démonstratifs dans deux textes littéraires, un en français et un en anglais, et dans leurs traductions respectives. J’ai choisi au hasard un chapitre des Misérables de Victor Hugo pour le français[4] et un chapitre du Hound of the Baskervilles, d’A.C. Doyle pour l’anglais, et des traductions que j’ai trouvé en ligne[5].
Or, contrairement à ce que pensent les étudiants, qui traduisent quasi systématiquement ceci par this, ceux-ci par these, cela par that et ceux-là par those, une étude comparative montre une situation très asymétrique.
Relevés dans le texte d’Hugo
On relève dans cet extrait de 6 pages pris au hasard 28 emplois de pronoms, déterminants et adverbes démonstratifs, ou de SN traduits par un démonstratif, dont vous avez la liste ci-dessous.[6]
- Cet état le fatiguait. (Dt, N, An)
- Il se demandait qu’est-ce qui remplacerait cela. (Pr, Dst, An)
- et que les choses ne se fussent point passé ainsi[7] (Adv, N, An)
- cela l’eût moins agité (Pr, Dt, An)
- il y avait encore çà et là dans les haies quelques fleures tardives (Adv, Pr/Dt, Dx)
- Ces souvenirs lui étaient presque insupportables (Dt, N, An)
- Des pensées inexprimables s’amoncelèrent ainsi en lui toute la journée (= de cette façon) (Adv, N, An)
- un de ces doux et gais enfants qui vont de pays en pays (Dt, N, C)
- avec cette confiance de l’enfance qui se compose d’ignorance et d’innocence (Dt, N, C)
- En ce moment (Dt, N, Dx), il aperçut la pièce de quarante sous que son pied avait à demi enfoncé. Qu’est-ce que c’est que ça(Pr, Dst, Dx) ? dit-il entre ses dents.
- Monsieur le curé, voici (Adv, Prx, Dx) pour vos pauvres (= ceci est pour vos pauvres)
- Si c’est (Pr, N, An) comme vous dites, mon ami, c’est un petit enfant étranger. (Pr, N, An).
- Cela (Pr, Dst, An) passe dans le pays (SN, N, Dx)[8] On ne les connaît pas.
- Cela (Pr, Dst, An) lui revenait sans cesse
- Il opposait à cette indulgence céleste l’orgueil (Dt, N, An)
- Il sentait indistinctement que le pardon de ce prêtre (Dt, N, An) était le plus grand assaut … ;
- …que son endurcissement serait définitif s’il résistait à cette clémence (Dt, N, An) ;
- que, s’il cédait, il faudrait renoncer à cette haine (Dt, N, C) dont les actions des autres hommes avaient rempli son âme
- que cette fois il fallait vaincre ou être vaincu (Dt, N, Dx)
- entre sa méchanceté à lui et la bonté de cet homme (Dt, N, An)
- Ceci fut donc comme une vision (Pr, Prx, An)
- Il vit véritablement ce Jean Valjean (Dt, N, An), cette face sinistre (Dt, N, An), devant lui.
- Il fut presque au moment de se demander qui était cet homme (Dt, N, An), et il en eut horreur.
Si on essaie de les classer, on trouve :
- 19 démonstratifs « neutres » (N), c’est-à-dire dépourvus d’enclitique d’orientation, si l’on inclue les deux instances d’ainsi et l’article défini dans « le pays »: 15, 17, 20, 21, 22, 23, 24, 26 (2), 27 (le pays), 29, 30, 31, 32, 33, 34, 36 (2), 37.
- On relève aussi 6 cas de démonstratifs « distaux » (Dst), ça ou cela: 16, 18, 19 (là), 24, 26, 27.
- Et 3 cas de « proximaux » (Prx) : 19 (ceci et ça dans ça et là), 25 et 35.
Maintenant si on regarde les fonctions discursives de ces démonstratifs ils se répartissent entre :
- 18 reprises anaphoriques d’un antécédent textuel (An) : 15, 16, 17, 18, 20, 21, 26 (2), 27, 28, 29, 30, 33, 34, 35, 36 (2), 37.
- 7 déictiques indexés sur la situation d’énonciation (Dx) : 19 (2), 24 (2), 25, 27 (le pays) et 33.
- 3 emplois cataphoriques (C) : 22, 23, 32.
Une première chose qui saute aux jeux quand on croise les deux relevés : la plupart des démonstratifs peuvent fonctionner indifféremment comme anaphore, cataphore ou déictique, sans changer de forme, par exemple, cette, qui est anaphorique en 29 et 31, cataphorique en 32 et déictique en 33. La seule exception serait cela, qui ne peut pas être cataphorique. Ce fait souligne la neutralité orientationnelle de ces marqueurs.
La traduction
La traduction que nous avons consultée donne les résultats suivants :
Dans 6 cas, le démonstratif neutre, ou, dans le cas de « le pays », l’article défini, est traduit par un démonstratif “proximal” (this ou these) et, chose importante, dans tous les cas, une simple reprise anaphorique en français, sauf pour « le pays », est « orientée » en anglais. On verra plus loin de quelle orientation il s’agit.
- Cet état le fatiguait ® This state of mind fatigued him.
- …et que les choses ne se fussent point passé ainsi ® and that things should not have happened in this way
- Ces souvenirs lui étaient presque insupportables ® These memories were almost intolerable to him.
- Des pensées inexprimables s’amoncelèrent ainsi en lui toute la journée ® Unutterable thoughts assembled within him in this manner all day long
- IL opposait à cette indulgence céleste l’orgueil… ® To this celestial kindness he opposed pride
- Cela passe dans le pays. ® Such persons pass through these
Dans 6 autres cas, un démonstratif neutre est traduit par un démonstratif « distal » et à nouveau, ces reprises anaphoriques sont orientées en anglais, et correspondent, soit à un positionnement dans le domaine des « connaissances partagées » par le narrateur et le lecteur (22), soit à un souvenir du personnage (36).
- …un de ces doux et gais enfants qui vont de pays en pays ® One of those gay and gentle children, who go from land to land
- …avec cette confiance de l’enfance qui se compose d’ignorance et d’innocence ® with that childish confidence which is composed of ignorance and innocence.
- …il faudrait renoncer à cette haine dont les actions des autres hommes avaient rempli son âme ® he should be obliged to renounce that hatred with which..
- Il vit véritablement ce Jean Valjean, cette face sinistre, devant lui.® He actually saw that Jean Valjean, that sinister face, before him.
- Il fut presque au moment de se demander qui était cet homme, et il en eut horreur. ® He had almost reached the point of asking himself who that man was, and he was horrified by him.
Il y a trois exemples où un démonstratif « distal » français est traduit par un « proximal » anglais ou par un simple SN, ce qui souligne encore s’il le fallait, l’inadéquation de l’hypothèse de travail des étudiants.
- Il se demandait qu’est-ce qui remplacerait cela ® He asked himself what would replace this.
- Cela lui revenait sans cesse ® This recurred to his mind unceasingly.
- Cela passe dans le pays. ® Such persons pass through these parts.
La neutralisation
Enfin, dans 4 cas, les démonstratifs français, 2 neutres, 1 proximal et 1 distal, sont neutralisés en anglais. Cette fois, la reprise anaphorique est traduite sans orientation déictique, ce qui montre à nouveau le caractère essentiellement neutre des démonstratifs français.
- Si c’est comme vous dites, mon ami, c’est un petit enfant étranger ® If he is like
what you say, my friend, he is a little stranger.
- cela l’eût moins agité ® it would have agitated him less
- Monsieur le curé, voici pour vos pauvres. ® For your poor, » he said.
On retrouve d’ailleurs ce phénomène de neutralisation dans des traductions de Madame Bovary et de La porte étroite, cités dans Moindie (2023)[9].
- Comment, mon cher! Eh! L’autre jour, dans votre chambre, vous chantiez l’Ange gardien à ravir. Je vous entendais du laboratoire ; vous détachiez cela comme un acteur. ® “What about the other day, my friend? You were singing L’Ange gardien in your room- it was delightful. I heard you from the laboratory; you rendered it like a real actor.”
- Elle souhaitait un fils; – … C’est une fille! dit Charles.® She wanted a son. It is a girl! » cried Charles.
- D’ailleurs, moi, personnellement, je n’approuve pas beaucoup les longues fiançailles ; cela fatigue les jeunes filles…® “Moreover, I don’t approve of long engagements. They are trying for young girls…
- Certains jours, Lucile Bucolin avait « sa crise ». Cela la prenait tout à coup et révolution-nait la maison ® On certain days, Lucile Bucolin had her « attacks. They would come on suddenly and turn the whole house upside down
Inversement, dans les mêmes textes, on voit le traducteur ajouter un démonstratif en anglais là où l’original n’en utilisait aucun. Alors que la simple juxtaposition suffit en français pour garantir la cohésion, comme en (55), le traducteur ajoute un démonstratif proximal en anglais.
- …au d’une vallé qu’arrose la Rieule, petit rivière qui se jette dans l”Andelle, (Flaubert, 1965, p. 109) ® …, between the highways to Abbeville Beauvais in the valley of Rieule. This is a small tributary…(Flaubert, 1957, p. 79)
A nouveau en (56) et en (57), l’original se contente d’une simple reprise avec pronom personnel alors que le traducteur se sent obliger de placer le référent dans l’avant plan du récit.
- en droite ligne jusqu’aux premières maisons du pays. Elles sont encloses de haie… (Flaubert, 1965, p. 110) ® At the foot of the hill, the road crosses the Rieule on a bridge and then leads straight to the first outlying houses, becoming an avenue planted with young aspens. Hedges surround these… (Flaubert, 1957, p. 81)
- …il fallait…suivre, entre des maisonettes et des cours, un petit sentier que bordaient des troènes. Ils étaient en fleur… (Flaubert, 1965, p. 133) ® …they had to…follow a narrow path that led them past cottages and yards between private hedges. These were in bloom… (Flaubert, 1957, 104)
L’orientation du récit
Mais quelle est cette « orientation discursive » dont nous avons parlé plus haut ? Qu’est-ce qu’on entend par « proximale » et « distale » ici ? Proche ou loin de quoi ? Il ne peut s’agir de la dimension spatio-temporelle, sauf dans le cas de (19).
Selon Bouscaren et Chuquet, this et these opèrent une « identification stricte » avec l’énonciateur, alors que that et those éffectuent « un repérage par rapport à une propriété définie hors de l’origine énonciative ». Dans un texte littéraire, l’identification avec l’énonciateur, ici le narrateur, peut se jouer sur le plan du récit lui-même. Par contre, la différenciation peut renvoyer, soit à un contextualisation d’un événement du récit, soit à un objet ou un événement en dehors du récit lui-même, appartenant donc au « cadre » de celui-ci.
On posera qu’il s’agit dans les exemples cités, d’une opposition structurale entre l’avant-plan et l’arrière-plan du récit, c’est-à-dire entre le plan des faits ou des événements qui font avancer le récit et le cadre de celui-ci. Cette opposition est ce que Bronzwaer (1975 : 347) appelle « l’articulation macrostructurale ». C’est-à-dire que, au lieu d’une simple reprise anaphorique, comme dans les quatre cas en français, qui correspond à ce qu’il appelle une articulation « micro-structurale », c’est-à-dire entre deux entités textuelles contiguës, this et these opèrent ici une articulation dans la structure même du récit. Le fait d’utiliser un démonstratif proximal repère le SN par rapport à la narration elle-même.
Or, ce constat est d’une grande importance pour l’élève-traducteur qui doit être sensibilisé au fait que le français ne marque pas explicitement cette opposition, alors qu’elle est très importante en anglais.
Bien entendu, on comprend aussi, quand on lit le texte français, qu’il s’agit d’une chose connue des interlocuteurs, ou présent dans l’esprit du narrateur, mais la différence c’est qu’en anglais cette fonction est explicitement marquée, alors qu’en français elle n’est que déductible du contexte.
Je vous épargne l’étude de la traduction du texte anglais, car elle ne permettrait que de constater que, inversement à ce qu’on vient de voir, la traduction française va neutraliser cette orientation discursive propre au texte anglais.
Conclusion
Nous avons choisi au hasard une trentaine d’exemples de démonstratifs traduits du français en anglais, et inversement. L’étude rapide de leur traduction a révélé que le système d’orientation à l’œuvre en anglais est en grande partie neutralisé en français.
Ceci est important à considérer quand on forme des étudiants à la traduction. Comme ils ont en tête une hypothèse de travail trop simpliste et en grande partie erronée, ils passent à côté des véritables enjeux. Il est essentiel dans ce cas de leur montrer toute l’étendue des valeurs discursives des démonstratifs anglais : déictiques, anaphoriques et cataphoriques, mais aussi de leur exposer des notions stylistiques comme la micro- et la macro-structuration.
L’analyse linguistique et stylistique de textes littéraires anglais avant traduction, suivie d’un travail sur des traductions en anglais de textes français, sans consulter l’originale, comme le préconise Françoise Grellet (1991) pour développer leur sens critique, peut s’avérer très utile. Contrairement à ce qui se fait malheureusement de plus en plus dans la formation de futurs traducteurs, il est important à mes yeux d’associer analyse linguistique et entrainement à la traduction. Ce point de vue, trop souvent absent des formations universitaires, est développé en détail dans une récente publication de Michel Berré et ses collègues (2019), dont j’ai eu le plaisir de faire le compte rendu dans le journal Méta en 2020.
Bibliographie
Bar-Hillel, Jehoshua. (1954) « Indexical Expressions », Mind, 63, 359-379.
Berré, Michel, Costa, Béatrice, Kefer, Adrien et al. (2019) : La formation grammaticale du traducteur : Enjeux didactiques et traductologiques ?, Lille, Septentrion.
Boucher, Paul (2020) Compte rendu de Berré et al, Méta, Journal des traducteurs, LXV, 3, 781-783.
Boucher, Paul (2018), A Linguistic Handbook of French for Translators and Language Students, Amsterdam : John Benjamins.
Bouscaren, Janine, Laurent Danon-Boileau et Stéphane Gresset (1984) « Which et That, marqueurs de relative » Cahiers de Recherche, Tome 2.
Bouscaren, J. et Chuquet, J. (1987) Grammaire et textes anglais : guide pour l’analyse linguistique, Ophrys.
Bronzwaer, W. J. M. (1975) « Deixis as a Structuring Device in Narrative Discourse : an Analysis of Poe’s The Murder in the Rue Morgue », English Studies, 56, 4, 345-359.
Brunot Ferdinand et Brunot Charles (1933) Précis de grammaire historique de la langue française, Paris, Masson.
Burks, Arthur (1949), « Icon, index and symbol », in : Philosophical and phenomenological Research, 673-689.
Fillmore, Charles (1975) Santa Cruz Lectures on Deixis, Bloomingdale : Indiana University Linguistics Club.
Grellet, Françoise, (1991) Apprendre à traduire : typologie d’exercices de traduction, Presses universitaires de Nancy.
Kleiber, Georges, « Les démonstratifs à l’épreuve du texte ou Sur cette côte de la Baie de l’Arguenon », In : Langue française, n°120,1998. Les démonstratifs : théorie linguistique et textes littéraires. pp. 77-94.
Marchello-Nizia, Christiane (1995) L’évolution du français. Ordre des mots, démonstratifs, accent tonique, Paris, Armand Colin.
Moindie, Mohamed Abdou, (2023)« The Function and Manipulation of Demonstrative Reference in French-English Translation », 3L: Language, Linguistics, Literature : The Southeast Asian Journal of English Language Studies, Vol 29(3), September.
Poncheral, Bruno (2007) « Cohérence discursive en anglais et en français : fonction des connecteurs dans la traduction », in Les connecteurs, jalons du discours, éd. Par Agnès Celle, Stéphane Gresset et Ruth Huart, 117-136. Berne : Peter Lang.
Notes
[1] Exemples extraits de Victor Hugo, Les Misérables, Tome 1, Vol. 2, Chapitre XIII, pages 163 à 169, Edition Nelson, 1934.
[2] Voir Marchello-Nizia (1995), chapitres 4 et 5.
[3] Alors que cette valeur existait bel et bien en ancien français : Et por ce li vuil je donner/Qu’il aimme bruit et hutiner. « Et c’est pour cela que je veux le lui donner, parce qu’il aime la joie et la gaîté ». (Colin, Muset, IV, 21-22, cité dans Brunot et Brunot (1933 : 195.)
[4] Tome 1, Vol. 2, Chapitre XIII, pages 163 à 169, dans l’édition Nelson, 1934.
[5] Hapgood I. F., 1887, pour Hugo (http://www.online-literature.com/victor_hugo/les_miserables/) et P. Bayard pour Doyle.
[6] Les notations signifient : Dt : déterminant, Pr : pronom, Adv : adverbe, N : neutre, Dst : distal, Prx : proximal Dx : déixis, An : analphore.
[7] Je considère ici que « ainsi » correspond à « comme ça ».
[8] « Le pays » est retenu ici car il a une valeur déictique, et est traduit par un démonstratif en anglais.
[9] Flaubert, G. (1965). Madame Bovary. Editions Rencontre Lausanne.® Flaubert, G. (1957). Madame Bovary. (F. Steegmuller. Trans.). Random House, Inc. Gide, A. (1958). Romans : Récits et Sotises, Oeuvres Lyriques. Editions Gallimard. ® Gide, A. (1924/1952). Strait is the Gate. (D. Busy. Trans.). Vintage Books

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