L’apprentissage de l’écriture
Les éducateurs ont longtemps pensé que l’écriture et la lecture n’étaient pas des activités naturelles, c’est-à-dire qu’elles relevaient de l’apprentissage, de la mémorisation. En effet, les linguistes font habituellement la distinction entre « apprentissage » et « acquisition ». Le premier est un processus conscient, organisé, institutionnalisé la plupart du temps. Le second est naturel, certains disent biologique, inconscient, automatique.
Tout enfant acquiert sa langue maternelle, et d’autres langues s’il y est exposé, de façon naturelle et inconsciente. Il n’a pas besoin qu’on lui explique quoi que ce soit. En revanche, la relation entre les sons du langage et les symboles de l’écriture n’est pas naturelle. Elle a été inventée il y a quelques milliers d’années seulement. Donc, pensait-on, la lecture doit être apprise, l’orthographe des mots mémorisée. On établit des listes de mots et l’élève les apprend par cœur. Ceci est d’autant plus vrai pour l’anglais et le français, deux langues dont l’orthographe est peu transparente et pose beaucoup de problèmes à l’apprenant.

Cependant, au cours des années 1970 et 1980, des chercheurs nord et sud-américains, notamment Charles Read, Carol Chomsky et Emilia Ferreiro,[1] ont mis en évidence la capacité étonnante des enfants à « inventer » un système d’écriture qui s’approche petit à petit de la norme orthographique des adultes. Certes, l’aptitude à lire et à écrire n’est pas innée, contrairement à l’aptitude à parler. Mais des enfants élevés dans un milieu où l’écriture est omniprésente sont conscients que l’écriture est importante et s’appliquent à l’apprendre par eux-mêmes. Voici ce qu’en dit la chercheuse canadienne, Montésinos Gelet (2001 : 33)[2] :
Très tôt, l’enfant se confronte à l’écrit qu’il voit autour de lui, sur les produits alimentaires, sur les vêtements, les livres, dans la ville, sur les ordinateurs, etc. Il n’attend pas que soit venue l’heure de l’apprendre pour penser cet objet complexe. Il se questionne : « à quoi ça sert ? », « comment ça marche ? » À travers ce questionnement, il construit des hypothèses, recherche des informations, propose des explications. Dans cette démarche, il se sert du langage oral pour réfléchir sur le langage, tant oral qu’écrit, d’où l’importance, maintes fois confirmée, du langage oral dans l’appropriation de l’écrit. Il cherche à connaître cet objet singulier bien avant qu’il soit en mesure de comprendre la signification des contenus transmis par l’écrit. Il construit par tâtonnement des représentations de notre système d’écriture, qui sont comme autant d’essais et d’erreurs pour se rapprocher de la réalité du système. Les ressources humaines et physiques qu’il trouve sur son chemin influencent le rapport qu’il développe à l’écrit et les représentations qu’il construit.
Les phases du développement
Ces chercheurs ont observé plusieurs centaines d’enfants qu’on laissait écrire librement, sans modèle et sans consignes, à la maison ou à l’école. Ils ont constaté qu’ils passaient tous par les mêmes phases – 4, 5 ou 6 selon les auteurs – que ce soit en anglais, en français ou en espagnol.
- Une phase appelée « pré-lettré », qui comprend les connaissances qu’ont les enfants de la langue écrite avant qu’ils n’apprenent à écrire. À ce stade, on observe des griboullages, des dessins, des lettres imitées.
- Une phase appelée « valeur alphabétique », où ils donnent spontanément la valeur alphabétique à toutes les lettres.
- Une phase où l’enfant commence à associer des relations lettre-son au sens des mots.
- Une phase où il comprend l’organisation des mots en syllabes.
- Une phase où il accède à la conscience des mots dérivés et complexes.[3]
Depuis cette époque des pionniers, l’application de la théorie de l’orthographe inventée dans les écoles américaines, souvent associée à la méthode globale, a été importante. Trop importante pensent certains, puisque, depuis les années 1990, une certaine opposition s’organise et plusieurs éducateurs plaident pour un retour à l’apprentissage formel de l’orthographe.
La situation en France
En France, il a fallu attendre la fin des années 1970 pour voir un début d’intérêt dans les milieux éducatifs, à la suite des publications d’Emilia Ferreiro en français.[4] A partir de ce moment, il y a eu un réel engouement pour cette théorie chez un certain nombre de pédagogues.[5] A partir de 2002, le Ministère de l’Education publie des documents encourageant les enseignants de maternelle français à inciter les enfants à s’approprier l’orthographe de façon « naturelle ».[6] Pour quel résultat ?
Dans une étude menée en 2015[7], la chercheuse Fabienne Montmasson-Michel met en doute l’efficacité réelle de cette approche en France. Malheureusement, comme c’est souvent le cas, les incitations des Inspecteurs pédagogiques, et l’activisme du Ministère n’ont pas donné beaucoup de résultats sur le terrain, faute probablement de formation et de suivi suffisants. Dans son enquête, Montmasson-Michel constate très peu d’applications concrètes de cette approche dans les écoles observées. Les objections des professeurs qu’elle a rencontrés sont de trois ordres :
- Premièrement, ils ressentent l’enthousiasme du Ministère comme une forme de pression, à travers les encouragements et les évaluations des Inspecteurs pédagogiques.
- Ensuite, ils constatent les difficultés importantes des enfants à « inventer » l’orthographe. Beaucoup d’enfants expriment un sentiment de panique devant l’injonction à écrire sans modèle. Par ailleurs, seuls les « meilleurs de la classe » utilisent réellement les « référents », c’est-à-dire les exemples d’écriture répartis dans la salle de classe pour servir de modèles aux élèves.
- Enfin, la plupart de ceux qui essayaient d’appliquer la méthode s’en arrangeaient en fait, en introduisant des exercices plus classiques d’apprentissage des lettres et du rapport entre les sons et les lettres.
Pour Montmasson-Michel, l’approche française est restée trop théorique, trop idéologique, et ne peut réussir dans la pratique sans une formation plus sérieuse des enseignants et un accompagnement suivi. Les Américains, selon elle, ont une approche plus pragmatique et admettent maintenant qu’il ne suffit pas de laisser faire les enfants, surtout ceux qui rencontrent déjà des difficultés d’apprentissage.
Il faut d’abord admettre qu’une telle approche dépend en grande partie du milieu sociologique des enfants. Ceux qui viennent de familles où l’écriture et la lecture ont une place importante réussissent beaucoup mieux que les enfants de milieux moins favorisés. Et les pédagogues américains ont admis maintenant l’importance d’accompagner les enfants et ont abandonné l’idée originale que toute intervention d’un adulte empêcherait l’enfant de découvrir l’orthographe par lui-même.
Et les langues étrangères ?
Mise à part ce débat sur la place de l’écriture inventée dans le système scolaire français, une autre question se pose à l’enseignant de langues étrangères. Est-ce que l’écriture inventée peut être intéressante pour apprendre, par exemple, l’orthographe anglaise ? Si oui, comment la mettre en pratique dans sa salle de classe ?
On trouve peu de réponses à ces questions dans la littérature scientifique. Quelques études existent sur l’aptitude des enfants immigrés hispaniques aux États-Unis à apprendre l’orthographe anglaise en passant par l’écriture inventée. Il y a aussi un intérêt croissant pour ce sujet dans les pays asiatiques. Mais très peu d’études, en dehors du Québec, sur l’apprentissage de l’anglais par des enfants francophones. Et malheureusement, la quasi-totalité de ces études cherchent simplement à savoir si les stades de développement observés pour la langue maternelle se retrouvent quand il s’agit d’apprendre une langue étrangère. Aucune ne cherche à savoir comment mettre en place une méthode fiable d’apprentissage ou au moins d’accompagnement de l’élève dans le domaine de l’orthographe.
Dans mon livre, Apprendre l’anglais : un livre de ressources pour les enseignants de la maternelle au collège, j’ai mis en place une méthodologie qui associe systématiquement trois choses :
- Un travail sur la prononciation des voyelles et des consonnes de l’anglais,
- Des exercices de conscience phonologique, pour que les élèves améliorent leur perception de ces sons dans une grande variété de mots ;
- Des exercices sur l’orthographe qui s’appuient en partie sur des manipulations des mots similaires à ceux utilisées pour développer la conscience phonologique, et en partie sur la représentation mentale de l’orthographe des mots, toujours en procédant lettre par lettre.
Voici un aperçu de ce travail, ici sur la lettre A.
Prononciation
On commence par un petit poème accompagné d’images, pour fixer l’attention sur le son, ici la valeur « alphabétique » de la lettre A, c’est-à-dire /eɪ/.

Kate Kate, /keɪt, keɪt/
Awake awake! /əweɪk, əweɪk/
It’s eight, it’s eight! /ɪts eɪt, ɪts eɪt/
You’re late, you’re late /jɔə leɪt, jɔə leɪt/
On propose des liens vers des sites spécialisés pour avoir des modèles de prononciation du son.
Développer la conscience phonologique
On propose plusieurs exercices pour entrainer les élèves à identifier et localiser le son dans une série de mots. En voici deux.
« Chasser l’intrus » : lève la main si tu entends un son différent des autres.
Rate plate plot crate
Break mock make take
Wake sake hate sick
Muck make wake take
« Identification » Lève la main si tu entends le son /eɪ/.
Rick reck rake rock
Sake sock suck sack
Beck bake bock book
Lake like lick lack
Exercices de conscience orthographique
On poursuit le travail commencé sur l’identification des sons en associant maintenant sons et lettres.
Décoder[8] les mots de la leçon au niveau de l’attaque : à partir de Kate, si on remplace <k> par <l> ou par <g> : qu’est-ce qu’on obtient ? Lire les nouveaux mots à haute voix.
Décoder au niveau de la coda : à partir de Kate, si on remplace <t> par <n>, par <m> ou par <p> qu’est-ce qu’on obtient ? Lire les nouveaux mots à haute voix.
Encoder aux niveaux de l’attaque et de la coda : écrire les mots qui correspondent à /leɪt/, /feɪt/, /geɪt/, /geɪm/, /leɪm/, etc.
Exercices d’orthographe créative
On met à l’épreuve, dans la dernière partie du travail, la capacité des élèves à représenter mentalement l’orthographe des mots qui contiennent le son travaillé.
Écrire la bonne orthographe pour les mots suivants : [9]
/eɪ/ : /kreɪt/, /kriːeɪʃn/, /eɪt/, /greɪt/, /peɪ/, /peɪt/, /pəteɪtəʊ/
Choisir l’orthographe correcte pour chacun de ces mots dans les listes suivantes[10] :
/eɪ/
/kreɪt/ : kreit, krate, crate, crait, crayt
/eɪt/ : hate, ate, eight, ayt, ait
/greɪt/ : grate, great, grait, greit, greight
/feɪt/ : feight, fait, fate, feat, fayt
/peɪ/ : pei, pai, pay, pea, peigh
/peɪd/ : pade, peid, pead, paid, paide
Ainsi, l’élève peut exercer son imagination créative sur l’orthographe anglaise, mais il n’est pas laissé sans assistance pour le faire. Son travail est accompagné et guidé à travers une série d’exercices pour qu’il prenne conscience à la fois des sons qu’il est en train d’apprendre et des différentes orthographes possibles de ces sons en anglais.
Références (tous disponibles en ligne)
[1] Charles Read (1971). “Pre-school children’s knowledge of English phonology”. Harvard Educational Review, 41, 1-34.
Carol Chomsky, (1976) “Approaching Reading Through Invented Spelling”, the Conference on Theory and Practice of Beginning Reading Instruction, University of Pittsburgh, Learning Research and Development Center.
Ferreiro Emilia, (1979) « La découverte du système de l’écriture par l’enfant », Repères pour la rénovation de l’enseignement du français à l’école élémentaire, n°56, 1979. Éveil à la langue écrite au cours préparatoire. Apprendre à lire sans manuels. pp. 74-78.
[2] Montésinos Gelet, I. (2001). « Quelles représentations de notre système d’écriture ont les enfants au préscolaire ? » Québec Français n°122, 33-37.
[3] Pour voir des exemples de ces différents stades d’écriture, consulter, pour l’anglais : Gill, Dale A., The Effectiveness of Encouraging Invented Spelling: A Research Study, https://files.eric.ed.gov/fulltext/ED406645.pdf, pour le français Virginie Lambadaris, « Les stades d’évolutions de conceptualisation de l’écrit selon Emilia Ferreiro », https://padlet-uploads.storage.googleapis.com/207641542/c5944bcd722c87d4b61bea69a5e6a263/Les_Stades_Ecrit___E_Ferreiro.pdf.
[4] Ferreiro, E. (1977). Vers une théorie génétique de l’apprentissage de la lecture. Revue Suisse de Psychologie, 36(2), 109–130.
Ferreiro, E. (1979). La découverte du système de l’écriture par l’enfant. Ministère de l’Éducation. Direction des écoles, Apprentissage et pratique de la lecture à l’école : Actes du colloque de Paris des 13-14 juin 1979 (pp. 215–220). Paris: CNDP.
[5] Voir l’article de F. Montmasson-Michel: « Invented Spelling for Achieving Literacy on one’s own: A persistent ideal of autonomy producing inequalities” In Judith Hangartner et alii (Eds.). The Fabrication of the Autonomous Learner, Routledge, pp.41-60, 2024. Disponible sur le site hal.science.
[6] Ministère de l’Éducation Nationale. (2002). II École maternelle. In Les programmes de l’école primaire. (Pp. 16–39). Arrêté du 25 janvier. Bulletin officiel de l’Éducation nationale, n°1 du 14 février Hors-série. Voir aussi les publications de 2006, 2008, 2011, 2012, 2015 et 2021 cités dans Montmasson-Michel (2024).
[7] Publiée sous forme de thèse : Montmasson-Michel, F. (2018). Enfances du langage et langages de l’enfance. Socialisation plurielle et différenciation sociale de la petite enfance scolarisée. https://hal.archives-ouvertes.fr/tel-02462031/ (26.09.2022).
[8] « Décoder » veut dire transcrire les sons du mot avec l’API, ou simplement les lire à haute voix, c’est-à-dire, aller de l’écrit vers l’oral. « Encoder » veut dire écrire les sons entendus ou transcrits en API avec l’alphabet traditionnel, c’est-à-dire, aller de l’oral vers l’écrit.
[9] Tout ce qui est noté avec l’API fait l’objet d’un enregistrement audio qu’on peut retrouver en scannant un QR code dans le livre. Des corrigés écrits se trouvent à la fin du livre.
[10] Ce sont toutes des orthographes possibles pour ces sons. Une, parfois deux orthographes parmi elles sont « correctes », c’est-à-dire qui correspondent à des mots réels.

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