Une dimension importante de l’apprentissage d’une langue étrangère, que l’on soit enfant ou adulte, à l’école ou dans un cours de français langue étrangère (FLE), est la « théâtralisation » ou la mise en scène du contenu. Il peut s’agir de mettre en scène un sketch écrit en langue étrangère par les élèves, faire du « jeu dramatique » au sens de J-P Ryngaert[1], où l’on travaille dans l’espace scolaire avec le mobilier et les objets courants à portée de main, ou simplement de « dramatiser » son enseignement, en y introduisant une forme de « mise en scène », comme on verra plus loin.
Nous regarderons ici trois exemples de l’utilisation des techniques du théâtre dans l’apprentissage des langues. Les deux premiers sont assez radicalement différents de ce qui se fait habituellement dans une classe de langues ou une séance d’alphabétisation. Ils ont pour but de faire réfléchir aux finalités de notre pédagogie et éventuellement d’explorer de nouvelles pistes. Le dernier exemple est plus proche de ce qui se fait habituellement en classe, bien qu’inspiré en partie des deux autres et plus innovant qu’il n’y paraît au premier regard.
Le jeu … dramatique

Derrière le terme « jeu dramatique », il y a la notion de « jeu ». Selon Véronique Laurens (2005 : 13)[2] :
Le jeu se définit par deux caractéristiques au premier abord paradoxales. D’un côté, rentrer dans une situation de jeu équivaut à oublier le réel, d’où cette sensation de plaisir et d’amusement. D’un autre côté, tout jeu nécessite l’élaboration de règles précises, d’où la rigueur… Naturellement, le jeu dramatique obéit à cette exigence et c’est à travers cette double caractéristique que le jeu dramatique entretient un rapport métonymique avec la réalité.
Si le jeu spontané des enfants se distingue de l’activité théâtrale, très codifiée, les deux partagent néanmoins certaines caractéristiques : le consentement des participants à sortir du réel pour « faire semblant », le plaisir partagé, la nécessité de règles, soit préexistantes, soit élaborées au cours du jeu.
Quand on introduit un atelier de théâtre dans un cours de langues, on vise souvent un apprentissage plus ludique, en s’appuyant sur la dynamique de groupe et dans le but d’amener à une meilleure assurance personnelle à l’oral. Mais peu d’enseignants ou de bénévoles qui font de l’alphabétisation ont recours à ces techniques, car ils estiment qu’ils n’en ont pas les compétences ou ne disposent pas du temps ou de l’espace nécessaires. Ou ils ont tout simplement peur de sortir de leurs pratiques habituelles.
Quelles peuvent être les bénéfices d’introduire du « théâtre » dans son cours ?
Outre le plaisir éprouvé de « jouer » ensemble, l’oralisation du cours et l’utilisation du gestuel facilitent grandement la mémorisation, très important pour l’apprentissage d’une langue. Mais il y a une autre dimension, qui peut intéresser les cours pour adultes non-francophones. La « scène », au sens minimaliste employé ici, leur permet d’entrer dans une situation sociale et linguistique à laquelle ils ne sont pas préparés, sans prendre trop de risques. Le propre du jeu est justement de créer un espace « hors du réel » qui permet des « essais sans risques ». L’activité simulée donne la possibilité de découvrir les codes sociaux qui régissent les interactions dans la culture française sans danger. C’est ce qu’on verra dans le premier exemple ci-dessous.
Par ailleurs, jouer une scène au lieu de la regarder jouer par d’autres, oblige l’apprenant à bouger son corps pour accompagner son discours, à mimer, c’est-à-dire à représenter le sens de son discours par des gestes physiques. Or, on sait à quel point le gestuel renforce la mémorisation. Accompagner un mot ou une expression par un geste permet plus tard de retrouver ce mot ou cette expression en refaisant le geste. C’est un point qu’on verra plus en détail dans le deuxième exemple.
Le fait de jouer une scène, par exemple la présentation d’un ami, ou un achat en magasin, plutôt que de la regarder sur une vidéo ou de la lire dans un texte écrit, implique beaucoup plus fortement l’apprenant lui-même, son corps, sa voix, sa personnalité, sa position vis-à-vis du groupe. Inversement, théâtraliser un rôle lui permet de se distancer de lui-même, d’être « autre », ce qui peut réduire le stress lié à l’exposition de soi devant les autres. Mettre en scène permet donc à la fois de s’investir personnellement tout en restant à part. C’est ce dont il s’agira dans le troisième exemple.
Le théâtre dans les cours de français pour migrants : l’expérience de la CIMADE
Entre 2003 et 2005, la CIMADE[3] de Paris a mis en place des ateliers de théâtre en association avec le Théâtre du Soleil. Animés par une actrice professionnelle, Hélène Cinque, ces ateliers proposaient dans un premier temps des activités théâtrales classiques : travail sur la respiration et le gestuel, sur l’intonation et l’articulation, sur l’improvisation. Ensuite, des exercices pour apprendre à raconter ses souvenirs ou un conte, ou sur la mise en jeu dans l’espace.
Ce travail se distinguait donc assez nettement de ce qu’on fait habituellement dans un cours de FLE, où l’accent est toujours mis sur l’apprentissage de la langue et que, quand on a recours au théâtre, celui-ci est soumis à l’impératif linguistique. A la CIMADE, l’idée était plutôt de contribuer au développement global des apprenants à travers un projet collectif de réalisation théâtrale commune où l’apprentissage de la langue était secondaire.
Ce travail, qui a duré un an, a surpris et dérouté les apprenants et leur a posé beaucoup de problèmes étant donné leur faible niveau de français. En voici le compte rendu par Hélène Cinque.
« (…) [E]n février-mars, il y a eu un barrage. Je me suis rendu compte que le langage ne venait pas, que les mots en français ne s’articulaient pas pour former des phrases, puis des histoires. Ils restaient muets. Le cours de théâtre traditionnel, mêlant la diction à l’improvisation autour de contes ou de chansons était ressenti comme infantilisant. Je ne savais plus trop comment sortir de ce qui devenait une impasse. Je leur ai proposé ‘ c’est vous les acteurs, c’est vous les auteurs’, chacun écrivait sa situation, dans sa langue maternelle ; le groupe traduisait. Le texte corrigé était lu en chœur et individuellement. Ainsi, les souvenirs, cauchemars, angoisses et aussi rêves et espoirs de chacun devenaient le bien commun de tous. L’impérieux besoin qu’ils avaient de faire partager un peu de leur vie et de leur voyage trouvait sa place… »[4].
Les participants à cet atelier ont néanmoins réussi à présenter un spectacle public de 50mn, intitulé « Errances… d’un hôtel à l’autre » en octobre 2003 sur le plateau du Théâtre du Soleil. L’année suivante, les responsables ont décidé de déplacer l’atelier à la Cartoucherie de Vincennes. Ce changement de lieu a décentré les participants, d’abord géographiquement, en les obligeant à aller jusqu’au Bois de Vincennes pour travailler dans un lieu totalement différent du local habituel. Ensuite, en les faisant changer de rôle : quitter le personnage de « l’élève » pour devenir un « acteur », avec un entrainement quasi-professionnel. Voici quelques témoignages des participants à la suite de cette expérience.
- Malika : « Quand je suis arrivée, j’étais comme une sourde muette. Je ne pouvais pas parler, à personne. C’était dur, très dur, parce que j’avais peur que quelqu’un dans la rue me demande quelque chose »
- Natalia : « Je pense que le théâtre m’a beaucoup aidée, parce que je pense que le théâtre m’a débloquée, pour parler plus (…) »
- Dina : « On avait beaucoup de problème. Quand on est au cours de français ou au théâtre, on peut avoir une autre vie ici, oublier un peu nos problèmes. Quand on part à la fin de la journée, on est ressourcé pour repartir, affronter la réalité de la vie en France. Ce que j’ai appris, c’est qu’il faut toujours garder l’espoir. En France, rien n’est impossible ».
En effet, les organisateurs attendaient un développement global de la personne et non simplement une amélioration du français.
« Ce type d’atelier permet aux demandeurs d’asile de (re)trouver une place de personne adulte responsable acteur de sa parole au sein d’un projet collectif. Les personnes gagnent de l’autonomie en s’exprimant et s’expriment parce qu’elles deviennent de plus en plus autonomes. » (Laurens 2005 : 95)
Cette expérience radicale, difficilement transposable dans la plupart des cours de français pour migrants, peut néanmoins nous faire réfléchir sur le but de notre enseignement. Dans quelle mesure est-ce nous proposons à nos apprenants des activités qui leur permettent de s’engager personnellement, de développer leur créativité, d’exprimer leurs craintes et leurs désirs ? Sans aller jusqu’à engager un acteur professionnel et monter des pièces pour le public, on peut imaginer organiser des « ateliers d’écriture » pour les apprenants, avec création collective de chansons ou de textes courts à jouer devant les autres. Voici un exemple d’un tel texte créé et joué par les apprenants de la CIMADE.
Dans un bureau de la préfecture, deux employées bavardent.
Monique Troué : Ça y est, je suis fatiguée, et je dois encore supporter tous ces étrangers qui ne parlent même pas.
Hélène Dubois : Moi aussi, je suis fatiguée…mais c’est notre boulot, il faut avoir de la patience.
MT : De la patience, je n’en ai plus. Ils arrivent, et ils ne font pas d’efforts !
HD : Oui, tu as raison. Mais ça ne fait pas longtemps qu’ils sont arrivés en France.
MT : Ce n’est pas une excuse. Du moment qu’ils sont là, ils doivent parler. Au suivant !
Une personne entre > Leyla Gezer : Bonjour !
MT : Bonjour. Vous désirez ?
LG : Tu donnes papier moi ?
MT : Dites donc ! On n’a pas gardé les moutons ensemble !
HD : Un peu de calme …
MT : Vous voulez prendre ma place ?
HD : Je t’en prie, je travaille moi aussi. Pourquoi tu exagères toujours ?
LG : Je veux récépissé trois mois.
MT : Je veux bien vous écouter, mais vous ne parlez pas correctement… Il faut vraiment avoir de la patience.
LG : Je veux récépissé trois mois.
MT : Toi et moi ? Ça ne va pas ? Pas question !… Allez, maintenant montrez-moi tout ce que vous avez comme papiers !
LG : Madame, y en a le papier.
MT : Et l’autre qui me donne sa carte orange ! Je n’en crois pas mes yeux !
HD : C’est vrai que c’est incroyable. On voit de tout ici.
MT : Donnez-moi une ordonnance, les clefs de votre maison… votre mari, pendant que vous y êtes !
LG : Comprends rien. Mon papier ! Mon papier ! Mon Papier !
MT : Pour aujourd’hui, ça suffit. Vous reviendrez la semaine prochaine avec un interprète et tout ce qu’on demande sur ce formulaire. C’est fermé !
Il y a beaucoup d’autres exemples comme celui-ci dans le document de la CIMADE cité dans la note 2. Maintenant changeons complètement de cadre pour regarder une expérience de théâtralisation à l’école primaire.
L’importance du gestuel : l’anglais à l’école primaire.
Marie Potapushkina-Delfosse (désormais MPD), enseignante-chercheuse à l’Université Paris Est Créteil, a mené une expérience d’enseignement de l’anglais auprès d’élèves de CE1, basée sur l’oralité, le geste, le conte traditionnel et la pratique du théâtre.[5] Le point de départ de son travail se situe dans la linguistique anthropologique de Marcel Jousse[6] et l’enseignement d’art théâtral de Jacques Lecoq.[7]
« Le geste est, pour Jousse, la caractéristique essentielle de l’homme, qu’il s’agisse de sa vie physique ou intellectuelle : ‘Nous ne disons pas que l’homme n’est fait que de gestes, mais il n’a comme mécanismes sous-jacents, que des gestes. Même sa vie intérieure est sous-tendue par des complexus moteurs’ » (Jousse, cité par MPD p. 2).
Pour Jousse, le geste sous-tend les idées et le langage : on ne peut mémoriser et dire que ce qu’on a fait.
La théorie de Jousse sera appliquée à la formation des acteurs par Jacques Lecoq dans son École internationale de théâtre et de mime à Paris.
« La pédagogie repose essentiellement sur la dynamique du mouvement, écrit-Lecoq, elle engage le corps, premier élément de reconnaissance du vivant, par le jeu de tout ce qui bouge, de la vie au théâtre »
Dans un premier temps, les élèves de Lecoq sont invités à « faire corps » avec des expressions élémentaires de la vie (objets, couleurs, odeurs, sons, mots séparés, états psychologiques élémentaires) :
« Il faut regarder comment les êtres et les choses bougent et comment ils se reflètent en nous » (Lecoq, 1997, 26).
Ensuite, on transpose ceci à la création de personnages, par le biais de « masques expressifs » censés apporter une structure de base aux gestes élémentaires. Enfin, les élèves explorent cinq territoires dramatiques : le mélodrame, la commedia dell’arte, les bouffons, la tragédie, le clown.
Voici comment MPD a tenté d’adapter les théories de Jousse et la pratique théâtrale de Lecoq à l’enseignement de l’anglais à l’école primaire.
Le rapport à la « réalité »
Dans son travail avec les élèves de CE1, la « réalité » était essentiellement textuelle, sous forme de contes traditionnels. Pourquoi ce choix ?
Selon le chercheur canadien Kieran Egan[8], auteur de la théorie de l’éducation imaginative, chaque stade du développement cognitif de l’enfant est associé à un type particulier de conscience et les programmes scolaires doivent être développés en fonction de ces stades.
Aux enfants avec lesquels travaillait MPD, c’est-à-dire âgés de 6 à 8 ans, correspond ce que Egan appelle la « conscience mythologique ». Les contes constituent donc des supports particulièrement adaptés, car ils permettent aux enfants de saisir la réalité de façon compréhensible pour eux, c’est-à-dire de façon binaire : le courage versus la couardise, la sécurité versus l’anxiété, l’amour versus la haine, le bien versus le mal. Par ailleurs, les enfants de cet âge sont puissamment attirés par la fantaisie et aiment le langage rythmé des contes.
La notion de rythme est importante ici. Egan parle des anciennes cultures orales, qui ont toujours utilisé la musique et le rythme comme moyens mnémotechniques, car dans une société sans écriture, on ne sait que ce qu’on a mémorisé. Le langage des contes génère des images puissantes qui sont facilement mémorisées.
L’autre dimension très importante dans l’approche de MPD c’est le rapport entre geste et mémoire. Le geste appris peut déclencher le souvenir linguistique.
« Le geste peut remplir la fonction de déclencheur mnésique. Par exemple, une élève qui peine à retrouver l’énoncé « I can hop ! » lorsqu’elle interprète le texte modifié du conte Jack and the Beanstalk, effectue le geste de sauter à plusieurs reprises, ce qui l’aide à restituer la phrase en question. » (MPD 2014 : 6)
Le geste aide l’enfant tout au long de son apprentissage du conte à se rappeler les mots du texte.
« Ainsi, une enfant qui éprouve des difficultés à restituer le monologue de Firelocks, le personnage du conte créé par son groupe sur la base de Goldilocks and the Three Bears, produit une gestuelle descriptive à la place de celle retenue pour la version commune de la classe. Si dans cette dernière, il s’agit de pointer l’emplacement imaginaire de l’objet qualifié en prononçant, par exemple, « a big bowl », l’élève concernée fait figurer les assiettes (plates) qui remplacent les bols (bowls) dans le texte modifié qu’elle interprète, en dessinant trois cercles dont le diamètre diminue au fur et à mesure, ce qui l’aide à retrouver les adjectifs de taille dans les enchaînements « a big / medium / small plate ». (Idem)
Voilà pour l’aspect mnésique. Mais il y a aussi la dimension phonologique de la langue. L’anglais est une langue à accent lexical, c’est-à-dire que chaque mot comporte un accent mais celui-ci peut se trouver à différents endroits du mot. C’est donc très différent du français. Par exemple :
| Anglais | Français |
| Photo | Photo |
| Photographer | Photographe |
| Photographique | Photographique |
Dans la classe de MPD, les élèves utilisaient des gestes pour tracer physiquement le schéma accentuel : hochements de tête, mouvements de genoux pliés ou de bras.
« Par exemple, pour la question « Where are you going ? » que le loup pose au Petit Chaperon rouge… plusieurs interprètes du rôle de la fillette ont fait coïncider chacun des mouvements décrits avec les éléments accentués de la phrase – le premier avec le mot where, le second avec la première syllabe du mot going. Le geste a servi, dans ce cas, à la restitution du rythme et de l’accentuation de la phrase. » (Idem)
Qu’en pensaient les enfants ?
« Les gestes m’aidaient quand j’oubliais les mots. Je faisais le geste plusieurs fois et le mot revenait. »
« Avant de m’endormir je récitais les histoires dans ma tête et quand il y avait des mots que je ne savais plus, j’imaginais tout ce qu’on faisait. C’était comme un film dans ma tête, alors je me souvenais. »
« Je ne sais pas comment dire… Les mots sont en moi. Parfois je n’arrive pas vraiment… J’avais du mal à retenir « I’m here » mais, une fois que je le savais, je me le disais souvent. Par exemple Goldilocks ne le dit pas mais je le pense quand elle vient. »
Et MPD de conclure :
« Pour Jousse, « quand on possède un texte en soi, alors on peut, en fonction de ce texte, se poser des problèmes, mais des problèmes intelligents » (Jousse, 2008, 280). ‘Posséder un texte en soi’ équivaut à l’expression de l’élève ‘les mots sont en moi’. La transposition lexicale opérée entre deux textes étudiés, dont témoigne l’élève-locutrice est une solution créative à un ‘problème intelligent’ d’analyse sémantique. » » (Ibid. : 8)
Troisième cas d’étude : l’alphabétisation de personnes non-francophones
Si vous êtes professeur de langues ou bénévole pour des cours d’alphabétisation, les deux cas qu’on vient d’étudier peuvent vous paraître très éloignés de votre pratique quotidienne. Peu d’entre nous sommes en contact avec des acteurs professionnels ou un théâtre qui nous prête ses locaux. Nous ne sommes pas non plus des chercheurs spécialisés comme Marie Potapushkina-Delfosse. Ce n’est pas pour autant que nous n’avons rien à tirer de ces deux exemples de théâtralisation en classe. Voici, à un niveau beaucoup plus modeste, quelques unes des pratiques que j’ai développées avec mes apprenants migrants à La Petite École d’Angers.
Dans beaucoup de cours de français pour personnes non-francophones, les bénévoles se trouvent devant des apprenants qui, non seulement ne parlent pas français, mais ont été peu ou pas scolarisés dans leur pays d’origine, ou qui ont été scolarisés dans une langue qui utilise un système d’écriture très différent du nôtre : l’arabe, le tigréen, le géorgien, l’ukrainien, etc.
Peu de bénévoles sont préparés à affronter ce type de problèmes. Certains n’ont jamais enseigné le français et très peu ont reçu une formation appropriée.[9] Sans entrer dans le détail de ce qui peut être fait dans ce cas (mais voir mon article précédent « L’illettrisme chez les apprenants migrants : repérer et traiter les troubles visuomoteurs » sur le site laboitealangues.com), voici quelques idées d’exercices impliquant une dimension « théâtrale ».
Tout ce qu’on a dit plus haut sur l’importance du gestuel dans l’apprentissage vaut encore plus pour des apprenants illettrés. Le rime, le rythme et le gestuel sont essentiels pour des personnes ne pratiquant pas l’écrit dans leur vie quotidienne. Sans cela, ils auront beaucoup de difficultés à retenir ce qu’on essaie de leur apprendre. Ainsi, dans mon enseignement, outre les images et les explications habituelles, j’essaie chaque fois que possible d’introduire le mouvement.
Des sketchs improvisés pour apprendre le vocabulaire
En plus d’écouter, lire et répéter les mots à apprendre, on improvise toujours un petit sketch les utilisant, joué à tour de rôle par tous les participants. Pour apprendre les noms des aliments, on joue « Mariam va au supermarché » ou « Mariam et sa fille font un gâteau ». Pour apprendre le nom des vêtements, on fait « Ali va à l’école, et ne trouve pas ses vêtements ». Pour les parties du corps : « Mariam a mal au dos et vas voir le docteur ». Pour les noms des légumes et les fruits, c’est « Michel va au marché » et chacun joue à tour de rôle l’acheteur ou le marchand. Les élèves y participent avec plaisir et retiennent mieux le vocabulaire que si l’on ne jouait pas.
L’une des raisons pour lesquelles ils retiennent mieux c’est qu’il y a beaucoup de gestes. Je mime toutes les actions et les encourage à faire de même. Par exemple, quand Mariam fait son gâteau, elle tourne les ingrédients dans son bol avec un grand geste circulaire et je dis « elle mélange la farine et le beurre ». Maintenant, il suffit que je dise « mélanger » et ils font le geste, ou inversement, je fais le geste et ils disent « mélanger ». Il en est de même pour le geste de montrer son dos au docteur, accompagné par la phrase « J’ai mal au dos ».
Apprendre l’alphabet
En plus de tracer les lettres de l’alphabet sur une ardoise blanche ou sur une feuille de papier, il est très utile de les faire tracer en l’air ou sur la table avec un doigt. C’est une technique bien connue des orthophonistes qui travaillent avec des élèves dyslexiques. Le fait d’associer plusieurs canaux sensoriels simultanément améliore l’apprentissage de façon significative. On voit la lettre à copier, on l’entend en même temps et on la forme avec son doigt et son bras.
Jouer la grammaire
Une fois qu’on a pris l’habitude d’introduire le gestuel dans son enseignement, toute une série d’exercices prennent vie et leur contenu est mieux retenu par les élèves. Par exemple, pour la grammaire, les pronoms personnels, les prépositions de lieu ou les temps verbaux.
Les pronoms : quand on fait les présentations au début du cours, on se désigne en pointant son doigt : « Je m’appelle Aisha ». Puis on désigne le voisin : « Il / elle s’appelle Mohamed / Mariam ».
Les prépositions : on commence avec des prépositions de lieu faciles : DANS, SUR, SOUS, AVEC, puis on passe à À CÔTÉ DE, DEVANT, DERRIÈRE, EN FACE DE. Toutes sortes de jeux sont possibles, toujours avec un maximum de gestes, en plaçant des objets ou des personnes par rapport à d’autres objets ou personnes.
Les temps : c’est moins facile d’imaginer les gestes pour illustrer ce problème, mais pas impossible. Un bon début peut être de jouer la série Futur proche → Présent → Passé composé. Par exemple, une personne assise sur le bord de la table : « Il va tomber » → « Il tombe » → « Il est tombé ». Ou une branche sur laquelle on est assis ou qu’on tient dans ses deux mains.
Elle va casser » :
« Elle casse » :
« Elle est cassée » :
De même : une personne se tient près de la porte : « Elle va sortir » ; elle franchit la porte : « Elle sort » ; elle est dehors : « Elle est sortie ». L’important c’est d’impliquer physiquement les apprenants dans l’acte d’apprentissage. Plus on sollicitera les sens, mieux la leçon sera retenue !
[1] J.P. Ryngaert, Le jeu dramatique en milieu scolaire, CEDIC, 1977.
[2] Véronique Laurens, Théâtre et apprentissages du français : expériences de formations avec des adultes primo-arrivants en France, La Cimade, 2005.
[3] La Cimade (Comité inter-mouvements auprès des évacués) est une association loi de 1901 de solidarité active et de soutien politique aux migrants, aux réfugiés, aux demandeurs d’asile et aux étrangers en situation irrégulière. Pour plus d’informations, allez sur https://fr.wikipedia.org/wiki/Cimade.
[4] Entretien avec H. Cinque par L. Gabargnati, revue Coulisses, 2005 : 108.
[5] Cette expérience est décrite dans « Débuter l’apprentissage de l’anglais par le geste : de la démarche d’enseignement aux stratégies mnésiques des élèves », Editions du CRINI, Université du Maine, 2014, disponible en ligne.
[6] Marcel Jousse [1974] (2008), L’Anthropologie du Geste, Paris, Gallimard.
[7] Jacques Lecoq (1997), Le Corps Poétique, Arles, Actes Sud.
[8] Egan, Kieran (1997), The Educated Mind: How Cognitive Tools Shape Our Understanding, Chicago, The University of Chicago Press. On trouve plusieurs articles d’Egan en ligne, comme “The Cognitive Tools of Children’s Imagination”, “What Is Curriculum? », “Literacy and the Oral Foundations of Education », etc.
[9] Voir les études suivantes : Cécile Bruley-Meszaros, « La réalité des pratiques de classe en milieu associatif », Recherches en didactique des langues et des cultures, Les cahiers de l’Acedle, 3, 2008. http://journals.openedition.org/rdlc/2879 ; DOI : 10.4000/rdlc.2879. Et V. Castellotti, (1995). « Méthodologie : que disent les enseignants ? ». Le Français dans le Monde, Recherches et applications « Méthodes et méthodologies ». Paris : Hachette. pp. 50-53.




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