Est-ce que le langage est apparu d’un seul coup chez Homo sapiens, ou est-ce qu’il s’est développé lentement, par étapes, d’abord chez les ancêtres des humains, puis chez les hommes archaïques, Néandertaliens, Dévoniens, etc. ?
Est-ce que les animaux les plus intelligents – grands singes, dauphins, corvidés, etc. – possèdent des formes de communication qui ressemblent au langage humain ?
Enfin, est-ce que les enfants humains naissent pourvus de la faculté du langage ou la développent-ils par étapes ?
Tant de questions qui sont liées entre elles et qui divisent la communauté scientifique depuis des décennies. Comment trancher ? Des recherches récentes apportent quelques éléments nouveaux qui permettent de sortir de l’opposition frontale -oui/non – qui a pu caractériser les débats passés.
La communication chez les grands singes

Dans une étude récente, publiée dans la revue Science[1], Melissa Berthet et ses collègues ont apporté une contribution importante au débat sur la possibilité du langage chez nos cousins[2], les grands singes. L’équipe a étudié la communication entre bonobos vivant en liberté dans la Kokolopori Community Reserve en République démocratique du Congo, et a établi l’emploi fréquent et récurrent de ce que les linguistes appellent la « compositionalité non-triviale » (CNT).
Qu’est-ce que la « compositionalité » ?
Chez les humains, on constate deux sortes de combinaisons de mots. Dans un syntagme nominal, on peut combiner deux mots, par exemple un nom et un adjectif, dont les sens s’additionnent sans se modifier. Si on parle d’un « danseur blond », le sens des deux mots s’additionnent : c’est un danseur qui est blond. C’est ce qu’on appelle la « compositionalité triviale » (CT). Ce type de combinaisons a souvent été constaté chez les animaux les plus intelligents. En revanche, si on combine les mots « danseur » et « mauvais », on n’additionne pas, on modifie. Le résultat est une nouvelle entité, différente des deux autres : quelqu’un qui danse mal. Ce type de combinaisons, appelé « compositionalité non-trivial » (CNT) n’avait jamais été constaté chez des animaux avant ce travail.
Comment ont-ils procédé ?
L’équipe de Berthet a suivi un groupe de bonobos pendant 5 mois dans leur habitat naturel[3] et a enregistré et classifié environ 700 cris, associés chaque fois à plus de 300 paramètres contextuels : la présence d’autres animaux, le comportement de l’animal avant, pendant et après le cri, etc. Ils ont pu ainsi créer un « dictionnaire » des cris des bonobos en attribuant un « sens » à chacun. Ensuite, ils ont noté toutes les combinaisons de plusieurs cris, dont au moins trois ressemblent, selon eux, à la CNT chez l’homme. Par exemple la combinaison du cri « j’aimerais » avec le cri « restons ensemble », pour indiquer que l’individu souhaitait une relation sexuelle. Ou l’utilisation de deux cris normalement indiquant un danger mais qui, dans certains contextes, signifiaient « arrête de faire ces gestes pour attirer l’attention ».
Une étude remarquée et remarquable
Cette étude a été remarquée tout de suite par la communauté scientifique pour son originalité et la rigueur de ses analyses. Si tout le monde n’est pas d’accord sur l’idée que ces combinaisons de cris ressemblent au langage humain, tous soulignent l’importance de ce travail pour comprendre, non seulement la nature de la communication animale, mais aussi la possible émergence du langage chez les humains archaïques. Voici ce qu’en dit M. Berthet :
“Une implication majeure de cette recherche est l’éclairage qu’elle apporte sur l’évolution de la syntaxe dans le langage. Si nos cousins bonobos utilisent de façon extensive la syntaxe compositionnelle, tout comme nous, alors notre dernier ancêtre commun le faisait probablement aussi. Cela suggère que la capacité à construire des sens complexes à partir de plus petites unités vocales était déjà présente chez nos ancêtres il y a au moins 7 millions d’années, voire plus tôt. Ces nouvelles découvertes indiquent que la syntaxe n’est pas propre au langage humain, mais qu’elle existait probablement bien avant que le langage n’émerge.”[4]
Le langage chez les néandertaliens ?

Dans deux articles publiés en 2013 et 2018[5], D. Dediu et S. Levinson avancent l’idée que l’homme primitif possédait le langage bien avant les dates supposées et que la capacité linguistique s’est développée par étapes au cours de plusieurs centaines de milliers d’années. D’après leurs recherches, cette idée est corroborée par un grand nombre de données nouvelles issues des recherches génétiques, paléontologiques et archéologiques. Ils s’opposent ainsi à la position de linguistes comme Noam Chomsky[6], qui affirment qu’au contraire, le langage est apparu soudainement chez l’homme moderne il y a quelques dizaines de milliers d’années. Quels sont leurs arguments ? Ils sont de plusieurs ordres, génétiques, anatomiques et culturels, tous assez ténus et discutables, il faut le dire, mais néanmoins intéressants.
Sur le plan génétique
Les auteurs citent plusieurs études qui montrent que les humains archaïques coexistaient avec l’homme moderne en Asie et en Europe pendant plusieurs dizaines de milliers d’années et qu’il y a des traces indiscutables de métissage entre eux. Dans quelle mesure alors est-ce que les Néandertaliens et les Sapiens partageaient les gènes supposés liés au langage ? C’est presque impossible d’y répondre, surtout parce que on ne sait pas vraiment quels seraient ces gènes du langage. Mais on peut néanmoins supposer qu’ils communiquaient entre eux par le biais du langage.
On peut aussi constater le lien entre l’ADN et certains traits anatomiques concernés par la faculté du langage. Par exemple la réduction du prognathisme, ou l’arrondissement du crane. D’après Gokhman et alii, (2014)[7], l’homme néandertalien avait à peu près le même appareil vocal que l’homme moderne, la même capacité de contrôle respiratoire et les mêmes capacités auditives. Pourquoi auraient-ils les capacités anatomiques pour le langage s’ils ne possédaient pas cette faculté ?
Sur le plan culturel
On a trouvé sur des sites habités par des Néandertaliens des traces de production d’ornementation – des plumes taillées ou des colliers faits de coquillages ou de dents d’animaux – et des signes de rituels d’enterrement, notamment pour les enfants. S’il est impossible de connaître le degré de sophistication du langage des hommes archaïques, Dediu et Stephenson pensent que les mêmes caractéristiques qui définissent le langage moderne, c’est-à-dire la hiérarchisation et la récursivité, sont des prérequis cognitifs pour la fabrication d’outils élaborés ou de bijoux, l’organisation de rites funéraires, etc. Donc, raisonnent-ils, puisqu’on a trouvé des outils, des bijoux et des traces de rites d’enterrement dans des sites associés aux Néandertaliens, il s’ensuit qu’ils avaient (probablement) les capacités cognitives nécessaires pour le langage.
Leurs arguments ont été contestés et sont, il faut l’admettre, assez circonstanciels, mais nous permettent néanmoins d’envisager la possibilité que les ancêtres d’Homo sapiens communiquaient avec un système plus sophistiqué que celui des grands singes. Ce débat rejoint un autre débat, concernant cette fois l’émergence et le développement du langage chez les enfants humains.
Le développement du langage chez l’enfant

Il y a un débat intense entre linguistes, psychologues et philosophes depuis plusieurs décennies concernant le développement du langage chez l’enfant[8]. Ce débat est assez technique et difficile à résumer en quelques paragraphes. On va essayer de faire simple.
Les positions de Chomsky et de ses opposants
Pour Noam Chomsky et ses disciples, l’homme est doté à la naissance des capacités cognitives aptes à acquérir le langage, qu’ils appellent le Language Acquistion Device (LAD). Cette capacité serait liée à une structure universelle, commune à toutes les langues. On peut difficilement s’opposer à cette idée, étant donné que tous les enfants apprennent spontanément n’importe quelle langue sans aucune instruction. Par ailleurs, l’étude des langues du monde a montré que, malgré leur grande diversité, elles partagent toutes certains traits de sens et de structure, ce qui ne peut pas être le fruit du hasard.
Quel est le problème avec les arguments des chomskiens ?
Le problème c’est le caractère absolu qu’ils attribuent au LAD. En gros, ils affirment qu’il s’agit d’un trait unique, apparu sui generis chez l’homme moderne, sans aucun rapport avec les autres capacités cognitives humaines ou avec quoi que ce soit chez les non-humains, voire chez les hommes archaïques. Ceux qui s’opposent à cette position pensent que le langage est apparu de façon graduée et qu’il a été modifié au cours de l’évolution humaine. Les mêmes arguments s’appliquent à l’acquisition du langage chez l’enfant : les uns pensent que la grammaire universelle est présente en totalité dès la naissance, les autres, qu’elle se développe par étapes.
L’opposition entre les deux positions s’appuie sur la façon de comprendre ce que les chomskiens appellent la faculté du langage au sens étroit (FLE) et la faculté du langage au sens large (FLL).[9] Pour les premiers, le FLE contient uniquement le LAD, essentiellement d’ordre syntaxique et combinatoire, alors que le FLL contient tout ce qui est lié au langage mais qui n’est pas le langage à proprement parlé : l’apprentissage des mots ou des faits, la perception auditive et visuelle, la conceptualisation, etc. Les autres, s’appuyant notamment sur les recherches esquissées plus haut sur l’émergence du langage chez l’homme primitif, proposent que ces aspects « périphériques » sont en fait essentiels pour comprendre l’émergence des facultés plus sophistiquées chez l’homme moderne.
Que pensent les opposants à Chomsky?
Jackendoff and Pinker (2005), par exemple, pensent que, sur le plan évolutionnaire, les propriétés les plus avancées chez l’homme moderne adulte s’appuient forcément sur des propriétés plus primitives, par exemple, l’évolution anatomique de la trachée, les concepts sous-jacents au sens des mots, les mécanismes cognitifs derrière la perception sensorielle, les capacités moteurs, la plasticité neurale. Rien de complexe, selon eux, ne peut émerger sans s’appuyer sur des structures plus simples et il n’est pas intéressant sur le plan scientifique d’en faire une opposition de principe. Cet argument s’applique à la fois à la présence d’une forme de langage chez l’homme archaïque et à l’émergence du langage chez l’enfant. Ils donnent plusieurs exemples de la transition entre des propriétés partagées avec l’homme archaïque et peut-être avec des animaux et des propriétés uniques à l’homme moderne.
Propriétés partagées, propriétés uniques ?
Par exemple, le rythme, qui est commun au langage, à la danse et probablement aux parades des primates, mais qui n’est pas de même nature dans les trois cas. Si les hommes archaïques avaient la capacité rythmique, comme l’ont les primates, le langage exploite celle-ci de façon spécifique et unique. Ainsi, une théorie du langage doit admettre que, si le langage utilise le rythme, il le fait d’une façon qui dépasse la capacité rythmique générale. Mais en même temps, on peut imaginer que les rythmes linguistiques ont évolués à partir d’un soubassement existant.
Les auteurs citent plusieurs cas de propriétés partagées mais différentes. Si les hommes et certains animaux peuvent imiter des bruits environnants – cris, klaxons, mélodies – seuls les enfants humains peuvent imiter le langage avec précision et finesse. De même, si les notions de territorialité et de possession sont partagés par humains et animaux, les notions complexes de propriété, de droits et d’obligations et la possibilité d’échanges, sont uniques aux humains. Enfin, si les animaux peuvent concevoir la notion du passage du temps, ils ne peuvent pas imaginer des unités comme « semaine » ou « mois ».
Plus central à notre discussion, des recherches récentes montrent que les singes peuvent détecter des transitions dans la segmentation de la parole, mais seuls les enfants humains sont capables, non seulement de segmenter la parole, mais aussi de lier les unités de son à un vaste ensemble d’unités lexicales, une capacité qui ne peut pas être réduite à la simple reconnaissance des probabilités de transition.
La place de la syntaxe
Tout ceci suggère qu’une opposition totale, comme le fait Chomsky, entre ce qui est propre à l’homme et ce qui peut être partagé par d’autres espèces, exclue toute possibilité d’étudier finement les relations entre les différents composants du langage. Par exemple, entre syntaxe et sémantique.
Pour Chomsky, la syntaxe est le mécanisme central dont tous les autres composants dépendent. D’autres, comme Jackendoff et Pinker, imaginent que l’inverse peut être vrai et que ce changement de perspective permettrait de rendre compte de l’évolution de propriétés qu’on trouve chez les non-humains mais qui sont différentes de ce qu’on voit chez l’homme. Ou de mieux comprendre la façon dont le langage se met en place chez l’enfant.
Imaginons, disent-ils, que la syntaxe n’est pas première mais qu’elle a évolué petit à petit pour gérer des relations de sens et de son qui préexistaient sous une forme primitive. C’est en fait exactement ce qu’on observe chez les enfants humains. Leurs premiers énoncés ne sont pas syntaxiques au sens propre mais sont organisés à partir de relations qu’on appelle pragmatiques : sujet / prédicat ou thème rhème : « poupée, tombée » ou « Papa, parti ».
Conclusion
Il est évident qu’un tel débat ne peut être résolu par quelques affirmations fortes dans un sens ou dans un autre. Il faudra encore beaucoup de recherches interdisciplinaires – anthropologiques, psychologiques, linguistiques – pour comprendre les différences et les similarités entre le langage humain et la communication animale ou l’évolution du langage chez l’homme primitif ou la mise en place du langage chez l’enfant. Le travail de Melissa Berthet et ses collègues, cité au début de cet article, va dans ce sens, de même que celui de D. Dediu et S. Levinson et d’autres travaillant sur l’homme archaïque. Ces recherches sont rejointes par une multitude d’autres sur la cognition et le langage, sur l’autisme, sur le langage chez les aphasiques et les sourds-muets, sur l’intelligence animale, sur la nature de l’intelligence humaine et non-humaine. C’est un domaine passionnant et qui va connaître des développements prodigieux dans les années à venir.
[1] « Extensive compositionality in the vocal system of Bonobos”, Science, 388, 6742, 104-108. Vous pouvez aussi consulter quelques-uns des nombreux comptes-rendus dans la presse, disponibles en ligne. Par exemple : https://www.scientificamerican.com/article/bonobo-calls-are-more-like-human-language-than-we-thought/ ou https://arstechnica.com/science/2025/04/bonobos-calls-may-be-the-closest-thing-to-animal-language-weve-seen/. Vous pouvez aussi lire l’article en français de Melissa Berthet sur le site The Conversation.
[2] Nous avons 99% d’ADN en commun avec les grands singes, qui sont, eux, plus proches génétiquement de nous que des petits singes.
[3] Ce point est important car les études précédentes concernaient des singes en captivité, donc en rapport quotidien avec des humains.
[4] The Conversation, « Les bonobos font des phrases (presque) comme nous » le 3 avril 2025.
[5] Dediu D, Levinson SC: “On the antiquity of language: the reinterpretation of Neandertal linguistic capacities and its consequences”. Frontiers in Psychology 2013, 4:397, et “Neandertal language revisited: not only us », Current Opinion in Behavioral Sciences, 2018, 21:49–55 www.sciencedirect.com.
[6] Hauser, M. D., Chomsky, N. & Fitch, W. T. (2002a) “The faculty of language: What is it, who has it and how did it evolve?” Science 298(5598):1569–79.
[7] Gokhman D, Lavi E, Prüfer K, Fraga MF, Riancho JA, Kelso J, Pääbo S, Meshorer E, Carmel L., “Reconstructing the DNA methylation maps of the Neandertal and the Denisovan”. Science, 2014, 344:523-527; cite par Dediu et Stephenson (2018: 51).
[8] Voir, pour les grandes lignes du débat : Jackendoff, R. (1990b). « What would a theory of language evolution have to look like?” Behavioral and Brain Sciences, 13, 737–738. Pinker, S. (1994). The language instinct. New York: Morrow. Chomsky, N. (2000). “On nature and language”. New York: Cambridge University Press. Fitch, W. T., Hauser, M. D., Chomsky, N. “The evolution of the language faculty: clarifications and implications”. Cognition, Hauser, M. D., Chomsky, N., & Fitch, W. T. (2002). « The faculty of language: What is it, who has it, and how does it evolve? » Science, 298, 1569–1579. R. Jackendoff, S. Pinker “The nature of the language faculty and its implications for evolution of language (Reply to Fitch, Hauser, and Chomsky)”, Cognition 97 (2005) 211–225.
[9] Les termes anglais sont: “The Faculty of Language in the Narrow sense (FLN) and the Faculty of Language in the Broad Sense (FLB)”.

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