Enseigner l’orthographe anglaise aux élèves français : l’apport des neurosciences

Introduction

L’orthographe anglaise est réputée l’une des plus difficiles au monde. Avec 1120 façons différentes d’orthographier ses 44 phonèmes, elle dépasse de loin le français, dont les 36 phonèmes ne connaissent que 170 orthographies différentes ! Le défi pour l’écolier est donc important, d’autant plus que les règles d’association phonème/graphème sont différentes pour les deux langues et que peu d’enseignants sont formés pour les expliquer.

Dans les recherches pour mon livre sur l’apprentissage de l’anglais à l’école primaire et secondaire[1], j’ai exploré plusieurs pistes pour résoudre ce problème : en passant des travaux sur la neurologie de l’apprentissage des langues[2] aux recherches sur le rythme pour aider les enfants dyslexiques,[3] puis par les études sur l’apprentissage de la lecture en langue étrangère[4] ou sur les capacités innées des enfants à comprendre l’orthographe.[5] De ces lectures, j’ai tiré une approche pédagogique qui allie à la fois : des exercices de prononciation et de rythme, et surtout, le développement de la conscience phonologique, des exercices de conscience orthographique, à partir d’une analyse détaillée des schémas orthographiques de l’anglais[6], ainsi que des exercices d’orthographe inventée, pour tester les intuitions des élèves et un dossier conséquent de formation pour les enseignants.

Les recherches

Sur la neurologie de l’apprentissage des langues

Contrairement au français, l’anglais est une langue accentuelle, où les temps forts alternent avec des temps faibles, sur le plan prosodique mais aussi informationnel. Le passage du français à l’anglais demandera à l’élève français de modifier complètement ses habitudes d’écoute et de compréhension. Il devra notamment effectuer un travail de reconstruction du message sonore pour les syllabes non-accentuées, ce qui perturbera et ralentira la compréhension et peut même conduire au rejet de l’apprentissage.

« On comprend, nous dit Michel Freiss (2017, 4), que l’apprenant francophone cherchera à donner du sens à chaque syllabe, étant donné que sa langue maternelle est syllabique, alors que cette procédure d’analyse de l’information acoustique n’est plus guère pertinente en anglais. Sa mémoire de travail ne pourra pas à la fois essayer de comprendre l’énoncé syllabe par syllabe et suivre le fil accéléré du discours sur les syllabes non accentuées. »

Il est donc crucial d’habituer l’élève le plus tôt possible à ces changements de rythme. Implicite et ludique avant l’école élémentaire, ce travail sera explicite dès 6-7 ans.

Sur la musique pour aider les enfants dyslexiques

Il peut sembler étrange d’évoquer le cas des enfants dyslexiques à propos de l’apprentissage de l’anglais. Néanmoins, les recherches sur ce sujet peuvent intéresser l’enseignant d’anglais, surtout à l’école primaire. Pourquoi ? A côté des difficultés posées par le rythme alterné de l’anglais dont on vient de parler, il y a aussi la relation entre phonème et graphème, qui peut être très différente en passant du français à l’anglais, notamment pour les voyelles.

La dyslexie est une trouble de la perception. L’enfant dyslexique a du mal à distinguer, par exemple, les sons PA de BA et donc de les restituer à l’écrit. Il a aussi très souvent des difficultés de coordination sur le rythme. Les thérapeutes ont observé qu’un travail régulier sur les rythmes musicaux permettait de réguler l’activité oscillatoire cérébrale qui est nécessaire à la reconnaissance des sons. En adaptant ces recherches aux cours d’anglais, on peut améliorer la discrimination sonore chez les élèves et donc leur perception de la relation son-lettre.

Sur l’apprentissage de la lecture en langue étrangère

On sait maintenant que la lecture mobilise plusieurs habilités simultanément :

  • La reconnaissance globale du mot (connaissance logographique) ;
  • La reconnaissance du mot par la correspondance entre sons et lettres (connaissance phonologique) ;
  • La reconnaissance du mot par la prise en compte des suites de lettres qui le composent (connaissances orthographiques)

Toutes ces habilités seront déficientes chez l’élève apprenant l’anglais, qui connaît peu de mots, ne reconnaît pas toujours les sons et qui est plus ou moins perdu dans le labyrinthe de l’orthographe anglaise. Mais chacune de ces habilités peut faire l’objet d’un travail didactique spécifique. La première par l’exposition régulière aux textes.  La seconde par un travail de conscience phonologique. La troisième par un travail de conscience orthographique. On reviendra sur tous ces points plus loin.

Sur les capacités innées des enfants à comprendre l’orthographe

On sait depuis les années 1970 et les premiers travaux de Charles Read, Carol Chomsky et Emilia Ferreiro,[7] que les enfants ont la capacité d’inventer un système d’écriture qui s’approche petit à petit de la norme orthographique des adultes. Des enfants élevés dans un milieu, comme le nôtre, où l’écriture est omniprésente, sont conscients que l’écriture est importante et s’appliquent à l’apprendre par eux-mêmes. Les pédagogues aux États-Unis, puis en France, se sont saisis de cette idée pour repenser complètement l’enseignement de l’orthographe. Cependant, peu de travaux ont été consacrés à l’apprentissage de l’orthographe dans une langue étrangère. Dans mon livre, comme je le montrerai plus loin, j’ai construit une série d’exercices pour exploiter ce potentiel chez les élèves français apprenant l’anglais. Voyons maintenant les applications didactiques de toutes ces recherches.

L’application didactique

Des exercices de rythme

Il est essentiel d’habituer l’élève, dès son premier contact avec l’anglais dans la grande section de la maternelle, aux rythmes alternés de la prosodie anglaise. Ce travail se fait progressivement et sur le mode ludique.

K. Overy (2008), spécialiste des troubles du langage à l’Université d’Edinburgh, propose de commencer par des jeux pour améliorer les capacités rythmiques des enfants avant d’aborder les exercices linguistiques à proprement parler.[8] Ces exercices, conçus à l’origine pour des enfants dyslexiques, permettent d’habituer tous les enfants à synchroniser gestes et paroles, habilité essentielle pour maîtriser le langage.

Quelques exemples de jeux rythmiques :

Les enfants s’assoient en cercle. L’enseignant commence à taper un rythme que les enfants imitent. On frappe deux fois dans ses mains, puis on laisse tomber les mains sur les genoux et on tient pour un battement.

Tape   tape   genoux   tape   tape   genoux   tape   tape   genoux   tape   tape  

Une fois que tous les enfants sont bien rentrés dans le rythme, on fait le tour du cercle et chaque enfant prononce un mot d’une, deux ou trois syllabes : un nom (Rod, Eric, Katie, Angela), une couleur (red, yellow, orange), un chiffre (ten, twenty), etc. Peu importe le mot, l’important c’est de respecter le rythme, qui maintenant sera basé sur les accents des mots choisis. Par exemple, si on utilise une série de mots monosyllabiques (red…red…red…), on frappera une fois pour le mot et on laissera tomber les mains entre chaque mot. Si on utilise des mots bi-syllabiques, dont la première syllabe est accentuée, mais pas la seconde, on frappera dans ses mains pour la première, on laissera tomber ses mains pour la seconde et on les marquera une pause entre chaque mot. Et ainsi de suite. On ne s’arrête pas si un enfant se trompe ou n’arrive pas à respecter le rythme. On continue tranquillement jusqu’à ce que tout le monde réussisse l’exercice.

Vous trouverez d’autres exercices comme ceux-ci dans le livre, ainsi que de très nombreux chansons, jeux rythmiques et saynètes pour aider les élèves à intérioriser les rythmes de l’anglais.

Des exercices de conscience phonologique

Tous les spécialistes de l’apprentissage de la lecture et de l’écriture, donc de l’orthographe, s’accordent maintenant pour souligner l’importance d’un travail spécifique sur la conscience phonologique, c’est-à-dire la capacité à identifier des sons isolés dans un mot donné.

La conscience phonologique comprend en fait plusieurs niveaux, du plus simple au plus complexe à réaliser :

  • Distinguer et manipuler les mots d’une phrase (la conscience lexicale)
  • Distinguer et manipuler les syllabes d’un mot (la conscience syllabique)
  • Distinguer et manipuler les phonèmes d’une syllabe (la conscience phonémique)
  • Distinguer et manipuler les éléments d’un phonème (la conscience articulatoire)

Les enfants accèdent progressivement à ces différents degrés de conscience, d’abord à la conscience lexicale, ensuite syllabique, puis phonémique. Treiman, R. & Zukowski, A. (1996) ont testé la capacité des enfants de cinq à six ans et montré qu’il leur est plus facile d’identifier les syllabes que les phonèmes et les sons initiaux et finaux que les sons médians, avec une préférence pour les initiaux. Par exemple, dire qu’il y a trois syllabes dans « No-vem-ber » est plus facile que de dire qu’il y a trois phonèmes dans « c-a-t ». Il est plus facile de dire que cat commence par /k/ que de dire qu’il se termine par /t/, qui est plus facile que de dire qu’il y a /ӕ/ au milieu, et ainsi de suite. La conscience articulatoire, quant à elle, n’est accessible qu’après un entrainement phonologique spécifique.

J’ai donc développé une série d’exercices pour mettre en pratique ces habilités, par exemple, « chasser l’intrus », qui oblige l’élève à focaliser son attention sur le début, le milieu ou la fin d’un mot :

« Quel mot est l’intrus dans les séries suivantes :

pet, bet, bat, bit (début de mot)

rate, plate, plot, crate (milieu du mot) ;

bag, sat, sag, rag » (fin de mot).

On peut aussi demander à l’élève de repérer un son donné dans une série de mots :

“Quel son entends-tu au début de chaque mot »

pepper, better, rope, ride, leap, peanut, walnut, open, omen, etc.

On trouvera beaucoup d’autres exercices de ce type dans le livre.

Des exercices de conscience orthographique

On l’a dit plus haut, l’orthographe anglaise est l’une des plus compliquées au monde. Elle sera donc très difficile à apprendre pour l’élève français. J’ai tenté de sérier les problèmes de façon à procéder pas à pas en donnant des repères clairs à l’élève (et à l’enseignant !). Voici quelques exemples d’exercices pour distinguer, par exemple, le couple /p-b/ <p-b>.

La relation son-lettre est simple pour les deux : /p/ = <p, pp> : cup, happy ; /b/ = <b, bb> : best, robber.

  1. Demander aux élèves d’inventer des mots qui ont le son /p/ ou /b/ au début, au milieu ou à la fin.
  2. Écrire plusieurs lettres au tableau et demander aux élèves d’identifier celle qui correspond à chaque son lu.
  3. Lire une série de sons, puis de mots, en demandant aux élèves de les écrire.
  4. Travailler à partir de quelques mots cibles, par exemple pig, big, pad, bad, pox, box. Trouver les mots sur la page d’écriture, puis construire ces mots avec les lettres, en annonçant les sons au fur et à mesure : /p-b/-/ɪ/-/g/ ; /p-b/-/ӕ/-/d/ ; /p-b/-/ᴐ/-/ks/.
  5. Décoder aux niveaux attaque et coda : « Si on remplace le <b> dans <big> par <p>, qu’est-ce qu’on obtient ?  Si on remplace le <b> dans <rib>par <p> ?
  6. Encoder aux niveaux attaque et coda : Montre-moi comment changer /bæd/ en /pæd/, puis /rɪb/en/rɪp/,puis dis les mots son par son.

Des exercices d’orthographe inventée

Il est très intéressant de demander aux élèves d’écrire des mots d’anglais inconnus sans modèle. Cela permet à l’enseignant de repérer leur niveau de connaissance en orthographe et leurs stratégies d’écriture. Voici deux exercices sur l’opposition entre les sons /s/ et /ʃ/, par exemple entre <seep> et <sheep>[9].

  1. Ecrire la bonne orthographe pour les mots suivants :

/siːp/, /ʃiːt/, /wɪʃfʊl/, /kᴐnʃəs/, /kʊʃən/

  • Choisir l’orthographe correcte pour chacun de ces mots dans les listes suivantes :

/siːp/ : sip, sipe, seep, sheep, ship

/ʃiːt/ : sheet, shite, sheat, shiit, shete

/wɪʃfʊl/ : wisful, wishfle, whishful, wishful, wishfull

/kᴐnʃəs/ : conshus, conscious, conshious, conshes, konscious

/kʊʃən/ : kushion, cooshion, cushion, coushion, cushen[10]

Conclusion

Le lien entre prononciation, écriture et rythme n’est pas toujours bien exploité dans les manuels d’anglais. Et malheureusement, peu d’enseignants en France reçoivent une formation pour traiter correctement ce problème, surtout au niveau de l’école primaire, où tout doit se mettre en place au début de l’apprentissage. A partir des dernières recherches sur le sujet, j’ai mis au point une méthode qui peut compléter le travail déjà fait par les enseignants. J’espère qu’elle pourra les aider à mieux former leurs élèves.


[1] Boucher, Paul (2023), Apprendre l’anglais : un livre de ressources pour les enseignants de la maternelle au collègue, Paris : Les Editions du Net.

[2] Entre autres : Freiss, M. (2017) « Neurodidactique de l’anglais oral : Comment le cerveau d’un apprenant francophone peut-il se reprogrammer sur une langue accentuelle ? », HAL Archives ouvertes.fr Id : hal-01626540.

[3] Entre autres : Miles, Tim, John Westcomb and Diana Ditchfield (Eds.) (2008) Music and Dyslexia: A Positive Approach, Wiley.

[4] Entre autres : Gaonac’h, D. (2000) « La lecture en langue étrangère : un tour d’horizon d’une problématique de psychologie cognitive », Acquisition et interaction en langue étrangère /En ligne], 13 | 2000, mis en ligne le 13 décembre 2005, UrL : http://journals.openedition.org/aile/970.

[5] Entre autres : Jaffré, Jean-Pierre, Bousquet, Sylvie et Massonet, Jacqueline (1999) « Retour sur les orthographes inventées ». In : Les dossiers des sciences de l’éducation, N° 1, Des enfants, des livres et des mots, pp. 39-52. https://www.persee.fr/doc/dsedu_1296-2104_1999_num_1_1_878.

[6] Entre autres : R. Venezky, (1970) The Structure of English Orthography, De Gruyter Mouton.

[7] Charles Read (1971). “Pre-school children’s knowledge of English phonology”. Harvard Educational Review, 41, 1-34.

Carol Chomsky, (1976) “Approaching Reading Through Invented Spelling”, the Conference on Theory and Practice of Beginning Reading Instruction, University of Pittsburgh, Learning Research and Development Center.

Ferreiro Emilia, (1979) « La découverte du système de l’écriture par l’enfant », Repères pour la rénovation de l’enseignement du français à l’école élémentaire, n°56, 1979. Éveil à la langue écrite au cours préparatoire. Apprendre à lire sans manuels. pp. 74-78.

[8] Overy, Katie, “Classroom rhythm games for literacy support” in Miles Tim, John Westcomb and Diana Ditchfield (Eds.) (2008) Music and Dyslexia: A Positive Approach, Wiley, 26-44.

[9] Ces exercices sont évidemment trop difficiles pour les élèves en primaire. Ils conviendraient au collège ou au lycée. Mais on peut en créer des plus simples pour les élèves plus jeunes.

[10] Voir aussi mon article « L’orthographe inventée au service de l’apprentissage des langues étrangères » sur laboitealangues.com.


Commentaires

Laisser un commentaire